L’ÉTRANGE BATAILLE DE MONSIEUR JAUNE

FICTION COURTE DE FIN D’ÉTÉ QUI SE LIT EN UN QUART D’HEURE

Au début, ils n’étaient que cinq ou six qui s’étaient installés dans la partie mitoyenne de notre mas, celle qui surplombe la terrasse en pin sylvestre. Ils avaient élu domicile sans prévenir, sans même nous demander notre accord alors que nous sommes propriétaires de tout le domaine. Mais puisque cette partie était depuis longtemps inhabitée, nous les avions laissés s’installer, espérant qu’ils ne resteraient pas trop longtemps et repartiraient aussi silencieusement qu’ils étaient arrivés. Car tous les gens du coin le savent bien. Notre région est largement appréciée en été mais, dès que le froid automnal pointe son nez, nombreux sont ceux qui préfèrent trouver refuge ailleurs.

Les premiers temps, nous trouvâmes ce nouveau voisinage relativement tolérable. La bande d’occupants se levait aux premiers rayons du soleil, travaillait avec acharnement toute la journée, puis se couchait sitôt le soleil disparu. Nous pûmes donc continuer de passer nos soirées à festoyer sur la terrasse en pin sylvestre sans être importunés par leur présence. Nous vivions la nuit, eux, le jour. Les levers de soleil et couchers de lune se succédaient sans encombre. Tout allait bien. Jusqu’à cette soirée-ci.

Alors que nous étions installés autour d’un plat de maquereaux grillés et d’une salade de courgettes marinées au citron frais et pignons grillés, quelques énergumènes s’approchèrent de la table et se mirent à picorer dans nos assiettes, boire dans nos verres et tourner autour de la table comme des enfants qui refusent d’aller se coucher. Choqués par leur comportement, nous rapatriâmes illico notre dîner à l’intérieur, fermâmes les portes à double tour et feignirent de ne pas entendre les coups qu’ils donnaient sur la porte vitrée du salon.

Le matin suivant, alors que nous dormions dans la chaleur épaisse d’un été sans pluie, deux d’entre eux entrèrent par la fenêtre, inspectèrent chaque étagère, chaque pile de vêtement, s’approchèrent de notre lit en imitant le bruit d’un hélicoptère avant de ressortir en riant.

– Quelle insolence ! Gâcher notre soirée, puis notre grasse matinée ! C’est insupportable ! s’insurgea Monsieur Jaune.

C’était sans se douter que chaque jour porterait bientôt son lot de nuisances. Leurs raffuts diurnes se firent de plus en plus matinaux et le nombre d’occupants ne cessa d’augmenter. Nous fûmes bientôt contraints de passer toutes nos soirées à l’intérieur et de dormir fenêtres fermés.

– Cette situation ne peut plus durer, dit un jour Monsieur Jaune. Nous sommes ici chez nous, c’est notre maison, c’est notre terrasse ! Exigeons qu’ils partent !

J’acquiesçai et répondis :

– Vous avez raison, mon cher. Allons leur parler.

Nous prîmes la direction de la partie du mas squattée, stationnâmes bien visiblement devant la porte d’entrée et déclarâmes, d’un ton ferme et posé, que cette occupation ne pouvait plus durer. Nous ordonnâmes qu’ils partent afin que nous puissions jouir à nouveau de la totalité de notre propriété.

Pas un seul de ces énergumènes ne daigna suspendre son activité pour nous écouter. Aucun ne prêta attention à notre requête. Tous ignorèrent notre présence. Nous retournâmes, désemparés, à notre petit déjeuner.

Le lendemain, et avant qu’il ne parte à la conquête du succès, Monsieur Jaune dit :

– S’ils refusent de partir, nous les délogerons, de gré ou de force !

– Vous avez raison mon cher, je vais m’en occuper, répondis-je en posant sur ses lèvres un baiser.

À peine son bolide eut-il disparu derrière la montagne, que je me mis à la recherche d’une personne en mesure de les expulser. Je demandai à tous, à la boulangère, au bistrotier, à la mercière, aux menteurs, aux espiègles, aux hommes de loi, aux fourbes, aux bagarreurs, aux colériques. Tous refusèrent de prendre en charge cette affaire.

– Ils sont trop nombreux.

– Leur habitat est inaccessible.

– Je risquerai de tomber.

– Mieux vaut attendre qu’ils partent d’eux-mêmes.

Ce n’est qu’à la tombée du jour qu’on m’indiqua, du bout des lèvres, une personne qui pourrait me débarrasser de ces nuisibles.

– C’est un homme qui n’a ni téléphone, ni voiture, ni maison. Il sait tout faire. Pour le trouver, il faut marcher.

Bien. Je me mis donc en marche.

Un jour. Deux jours. Au bout du troisième jour, dans le virage qui longe le cimetière, je tombai nez à nez avec un homme au tee-shirt troué et cheveux broussaille. Je l’interpellai et lui exposai mon problème.

– Je vais m’en occuper, m’assura-t-il, mais, et pour agir au mieux, il faudra intervenir tôt le matin et être très silencieux.

Je rentrai à la maison le cœur léger, soulagée d’avoir trouvé un expulseur expérimenté. Je m’endormis sans même jeter un dernier coup d’œil du côté des squatteurs.

Onze heures sonnèrent, je m’étirai, me levai et me dirigeai près de la partie du mas occupée, prête à applaudir le travail silencieux et efficace de l’homme qui marche. Quelle ne fut pas ma déception lorsque je découvris que le groupe d’occupants, tranquille, allait et venait, se répartissant les tâches nécessaires à la poursuite de leur occupation. Leur groupe comptait maintenant une centaine d’individus. J’étais abasourdie. Trois jours passèrent avant que je ne recroise l’homme qui marche.

– J’ai bien essayé de les déloger mais ils étaient si nombreux qu’à peine je me suis approché, ils se sont mis à m’attaquer. Et de ces individus, il faut se méfier. Certains sont réputés pour s’en prendre sans ménagement à quiconque s’approcherait de leur maison, n’hésitant pas à tuer pour protéger leurs petits !

Je ne sais plus combien de soirées j’ai passées calfeutrée à l’intérieur de la maison, n’osant plus bouger quand l’un d’eux parvenait à entrer dans la maison et venait, tranquillement, jeter un coup d’œil à ma lecture (je lisais « Là où chante les écrevisses »).

Quand Monsieur Jaune revint le torse rempli de succès, je m’effondrai dans ses bras :

– La police refuse de venir, les pompiers aussi, l’huissier réclame une fortune pour intervenir et l’homme qui marche a échoué ! Nos invités arrivent dans quelques jours. Comment allons-nous faire ?

Monsieur Jaune m’enlaça tendrement avant de dire :

– Personne ne veut intervenir ? Très bien, je vais m’en occuper !

– Mais comment allez-vous faire ? Dois-je vous répéter qu’ils refusent de sortir ?

– Ils refusent de sortir ? Très bien, nous les enfermerons. Nous les emmurerons jusqu’à ce qu’ils meurent d’étouffement !

Je palpai ses bras fins comme des branches de figuiers, perplexe quant à sa capacité à maçonner tout l’endroit squatté. Mais il ajouta :

– Trouvons au plus vite de quoi boucher toutes les sorties ainsi qu’une combinaison de protection.

J’étais partagée entre un sentiment d’admiration et de grande inquiétude. Sa fierté débordante risquait de le mener tout droit au lynchage. Je décidai donc de veiller au bon déroulement de l’opération, m’équiperais d’un téléphone et d’une trousse de secours. Nous fîmes une liste détaillée de toutes les choses nécessaires. Quand le soir tomba, nous déposâmes sur la table de la cuisine de quoi livrer bataille, enfilâmes nos frontales et attendîmes le moment idéal.

Vers minuit, la communauté entière semblait s’être endormie. Seuls deux congénères faisaient le guet, allant et venant de l’entrée principale aux abords de la forêt. À la lumière rouge de nos frontales et sans faire de bruit, j’aidai monsieur Jaune à revêtir son équipement d’intervention : trois paires de jeans, de grandes bottes en caoutchouc, deux pull-overs, une vareuse, une paire de gants mapex, une autre de maçonnerie et, par dessus, une combinaison au tissu innovant et performant, cagoule incluse.

– Je me sens vulnérable du nez, dit Monsieur Jaune en reniflant.

Je fouillai dans les tiroirs, en ressortis un nez de clown en bois qu’il enfila sous son casque grillagé.

– Parfait ! Je ne crains plus rien comme cela.

Nous ouvrîmes la porte et avançâmes discrètement vers la partie squattée.

– Regardez, ils sont au moins vingt, chuchota Monsieur Jaune. Comment est-ce possible, les avons-nous réveillés ? »

Une véritable petite armée s’était déployée tout autour du lieu d’intervention, qui faisait le guet.

– Ce n’est pas nous qui les avons réveillés, Monsieur Jaune. C’est la lune. Regardez.

Grande et claire, sortant de derrière la montagne, la lune inondait le mur de l’entrée d’une lueur intense et pâle.

– Rappelez-vous ce qu’a dit l’homme qui marche : ces êtres s’excitent à la moindre lumière ! Attendons que l’astre disparaisse.

Nous rentrâmes discrètement dans notre maison, j’aidai Monsieur Jaune à enlever sa tenue de combat et nous convînmes d’aller nous reposer quelques heures en attendant que la lune passe de l’autre côté de la montagne.

Quatre heures, plus tard :

– Voilà, je suis prêt !

Monsieur jaune ressemblait à un technicien spécialisé en maintenance de matériel nucléaire. J’étais fière ! J’ouvris la porte, l’accompagnai près du lieu à « décontaminer », lui souhaitai bonne chance, rentrai me calfeutrer à l’intérieur, saisis téléphone, trousse de secours et m’installai confortablement à mon poste d’observation. Assise sur une chaise près des portes du salon, j’avais une vision panoramique de la situation.

Monsieur Jaune, dans une gestuelle précise, grimpa en haut de l’échelle, prit un à un les boudins de tissus imbibés d’essence qu’il tenait dans un sac et les introduisit chez les occupants. Une étoile filante passa. Deux guetteurs foncèrent sur lui, lui donnèrent de grands coups dans le dos mais, grâce à sa combinaison spéciale, Monsieur Jaune ne sentit rien et continua de bloquer scrupuleusement la porte principale. Puis il dégaina la bombe de mousse expansive et en appliqua sur tout le pourtour. Très silencieusement. Depuis la fenêtre de notre salon, je regardais chacun de ses mouvements, craignant que les squatteurs ne se réveillent, ne défoncent la porte, ne foncent sur Monsieur Jaune, ne le fassent tomber de l’échelle avant de le lyncher à mort. Mais il n’en fut rien. La porte avait été bien condamnée. Personne ne parvenait à s’enfuir. Par contre, et ce malgré l’épais double vitrage que nous avions fait installer par l’artisan du village, j’entendis un grondement enfler. Je crus d’abord au passage d’un avion, mais je dus rapidement me rendre à l’évidence : la petite communauté, coincée et étouffant sous les vapeurs d’essence, rageait, criait, tentant sûrement de trouver une issue de secours. Plus Monsieur Jaune comblait les ouvertures, plus le grondement se faisait sourd et puissant. Si bien qu’au bout d’un moment, on eut dit que le mur entier tremblait.

Soudain, un craquement. Comme le bruit de pas sur une marche d’escalier en bois. Je réalisai aussitôt ma vulnérabilité. En simple tee-shirt et culotte, sans chaussures, si l’un d’entre eux entrait dans notre maison, je serais incapable de me défendre. Et notre maison ne comportant aucune porte intérieure je ne pouvais pas m’enfermer dans une pièce en attendant les secours. Les craquements se répétèrent. Insistants. Il fallait que je m’assure que toutes les portes étaient bien verrouillées. Je nouai à la hâte une serviette de bain autour de ma taille, enfilai des bottes de cuir à talons cinq centimètres, une veste en lin vert clair et m’avançai discrètement près de la zone d’où le bruit me parvenait. Je longeai le mur. Pas à pas. Quand je fus près de la cuisine, je risquai un œil. Rien. Personne derrière la porte-fenêtre. Personne près de l’évier. Pourtant, toujours ce bruit. Ce craquement. Près de la porte des toilettes. Je dirigeai la lumière rouge de ma frontale vers la gauche. Je n’y vis que notre vieux frigo. C’est là que je compris. C’était le moteur de notre bon vieux réfrigérateur gris argenté qui craquait allègrement. Tant de frayeur pour si peu. J’étais ridicule.

Quand je repris mon poste d’observation, Monsieur Jaune me dit :

– Certains se sont échappés ! Vite, allumez la lumière !

Je m’exécutai aussitôt. Après toute une soirée passée à la frontale rouge, l’arrivée du puissant faisceau lumineux ambré me fit presque jouir. Et je ne fus pas la seule. À peine avais-je appuyé sur l’interrupteur qu’une dizaine de squatteurs se ruèrent sur la vitre, s’y précipitant comme si j’allais leur ouvrir. Ils jetaient sur la porte-fenêtre, tombaient sur le sol, tentaient de rentrer par les bouches d’aération, revenaient vers la lumière, donnaient des coups contre la vitre jusqu’à s’évanouir, s’écroulaient et repartaient à l’assaut de notre maison. Pendant ce temps Monsieur Jaune les assommait les uns après les autres, tuant certains à coups de poing et d’autres, à coups de bottes. Et bam ! encore un autre. La lueur décroissante de la lune, les cadavres jonchant le sol, Monsieur Jaune dans sa tenue de cosmonaute, je trouvais ça très beau. Ne manquait que le son. Je me languissais du moment où je pourrais le rejoindre pour que nous écoutions ensemble la musique que faisait le reste des occupants emmurés. Le temps d’une seconde, je craignis que la mort de tous ces membres ne provoquât un sursaut de compassion nationale, mais j’évacuai cette pensée aussitôt que Monsieur Jaune toqua à la porte.

– C’est bon, il n’en reste plus aucun. Je les ai tous tués. Ouvrez-moi.

Il était 5 h 32. Une heure et demie de lutte acharnée avait été nécessaire pour se débarrasser des squatteurs. Nous fîmes l’amour et nous endormîmes enlacés.

*

– Levez-vous ma chère, il faut partir au plus vite ! Ils sont en train d’entrer dans la maison.

– Mais par où ? et comment ?

– Je ne sais pas exactement. Peut-être ont-ils creusé une galerie souterraine, ou bien un tunnel dans le mur. Dépêchez-vous.

Nous courûmes jusqu’à la voiture et allâmes nous réfugier chez une amie.

– Nous ne pouvons pas les laisser faire. Il faut y retourner et boucher les galeries, dit Monsieur Jaune.

– Et si vous les gaziez, lança notre amie.

– Bonne idée ! répondit Monsieur Jaune.

Nous revînmes le soir même. À la lumière rouge de nos frontales, sans faire de bruit, j’aidai Monsieur Jaune à enfiler sa combinaison et m’équipai moi-même de pantalons et pulls épais.

– Ils se sont agglutinés devant l’entrée, il me suffira de pointer la bombe vers le groupe endormi et bam, nous devrions les voir tomber par dizaines.

– Youpi, dis-je toute excitée.

Monsieur Jaune sortit sur la pointe des pieds, je repris place à mon poste d’observation. Il gaza en direction du groupe. Une vingtaine de membres foudroyés tombèrent sur le sol de notre terrasse en pin sylvestre. Aussitôt, un autre groupe sortit d’un endroit inconnu et se mit à attaquer Monsieur Jaune. Calme et lucide, Monsieur Jaune les aspergeait de gaz comme on joue au tennis, un coup à gauche, un coup à droite, revers et smash. Une étoile filante passa. Cela me rappela qu’on avait vu un renard en prenant la route le soir même. J’eus soudain la certitude, et ce pour la deuxième fois en une soirée, que nous commencions une nouvelle partie de notre histoire, une partie très belle et douce.

Quand la bombe fut vidée, le croissant se leva, rond et chaud comme une pâte pétrie et bien levée.

À 2 h 33, le dernier occupant succomba. Ne restait de la bataille que les traces de sang sur la vitre. Et les dizaines de cadavres sur la terrasse. Monsieur Jaune toqua à la porte de la cuisine. Je l’accueillis en le félicitant ardemment pour cet exploit triomphant. Tout en l’aidant à quitter ses gants, je sentis l’espoir renaître en moi. Plus rien ne viendrait déranger notre fin d’été : nous pourrions organiser un grand banquet, trinquer à la lumière douce de la lune et dormir sur la terrasse, sans autre préoccupation que celle de s’aimer.

Monsieur Jaune se lava le visage.

– Satanée bombe, elle m’a giclé dans l’œil. J’espère que je ne vais pas devenir aveugle.

Avant de glisser sous les draps, j’ouvris la fenêtre en grand et dis :

– À nous les nuits tranquilles et les matinées bien grasses.

Monsieur s’allongea près de moi, je l’accueillais dans le creux de mon bras quand nous entendîmes, ténu, mais pourtant perceptible, un bruit sourd et feutré.

Nous ne dîmes rien. Monsieur jaune se leva, referma la fenêtre.

Nous dormîmes fenêtres fermées dans cette nuit caniculaire, sans aucun souffle d’air.

*

– Que faites-vous ?

– Je tue.

C’était le milieu de la nuit. Monsieur Jaune avait revêtu son casque et ses gants et livrait un combat de boxe avec les nouveaux arrivants. À ses pieds, des dizaines de corps étendus. Je retournai me coucher.

*

– Combien en avez-vous tué cette nuit ?

Monsieur Jaune enleva sa cagoule, son nez de bois et répondit :

– Je ne sais pas, vingt, trente, peut-être quarante. Je ne compte même plus. Je les tue, c’est tout.

Il n’avait pas quitté son poste d’intervention de la nuit.

– Je ne comprends pas d’où ils arrivent. On dirait qu’ils ont des amis qui viennent en soutien. Il ne faut pas les laisser faire sinon il faudra tout recommencer.

Il remit son nez de bois, sa cagoule et repartit au combat.

*

À la fin de la troisième matinée, Monsieur Jaune s’assit et dit :

– Ça y est, j’ai compris. Ils se sont installés dans l’autre partie de la maison. Dans l’aile ouest, dans la partie la plus haute et en trois zones d’occupations distinctes.

Je soupirai et répondis :

– Peut-être ferions-nous mieux de les laisser tranquilles, de les laisser vivre ici en attendant que l’automne arrive.

Monsieur Jaune ne dit rien, haussa les épaules, remit ses gants et repartit à l’attaque des envahisseurs. Puisqu’ils étaient moins nombreux, je pouvais désormais observer la scène depuis l’autre côté de la terrasse, en buvant mon bol de chicorée.

*

Au bout de quatre jours, nous ne parlions plus que de ça. Monsieur Jaune passait ses journées à observer, préparer, attaquer. Et si nous descendions parfois au village, c’était pour qu’il prenne conseil auprès de ses amis, tandis que je décortiquais les ouvrages de la bibliothèque à la recherche d’informations sur les habitudes, les moyens de communication, le mode de vie, de défense et d’attaque de nos conquérants. Nous nous retrouvions ensuite sur la terrasse en pin sylvestre, partagions nos stratégies et nos idées, avant de planifier une nouvelle attaque. Ainsi, nous développâmes plusieurs techniques. Pillages des zones de ravitaillement, pièges mortels dispersés partout sur le domaine, gazages, bouchages des zones de planques identifiées ou potentielles, lynchages à main gantée ou à coups de raquette à toute heure du jour et de la nuit.

*

Au terme du sixième jour, nous commençâmes à ne plus être d’accord :

– C’est vous qui vouliez les faire partir et, maintenant que nous sommes près du but, vous dites qu’il faut arrêter de les tuer. C’est de la sensiblerie mal placée, ma chère.

– Monsieur Jaune, nous n’arrivons pas à les faire partir. Nous n’allons pas gâcher tout notre été à cause d’eux ? !

– Mais nous y sommes presque, Madame Jaune. Si nous n’allons pas au bout de l’expulsion, soyez certaine qu’ils reviendront avec tant de renforts que nous serons obligés de passer l’été dans une autre contrée. Ils seraient même capables de mettre l’opinion publique de leur côté.

– Monsieur Jaune, non seulement ils colonisent notre espace physique, mais ils sont en train de coloniser aussi notre espace mental !

– Nous ne pouvons pas abandonner maintenant, Madame Jaune. Ce n’est pas possible.

Nous nous endormîmes dos à dos, sans même s’embrasser, ni se souhaiter bonne nuit.

*

Durant la nuit, Monsieur Jaune, sans même me prévenir, monta à l’échelle, attaqua les trois nouveaux squats en construction et se rendormit. Au matin il dit :

– J’en ai tant tué que l’entrée de leur nouveau squat est maintenant bouchée par un tas de cadavres. Il rit. Le reste du groupe est coincé à l’intérieur à cause des corps morts de leurs alliés.

Il rit davantage. Je ne sus que répondre.

*

Le matin suivant, il dit, en me regardant dans les yeux :

– Donnez-moi encore deux jours, Madame Jaune, et promis, vous n’en entendrez plus parler.

Il partit à bord de son bolide. Quand il revint, je ne reconnus pas le bruit du moteur hybride de son véhicule, mais celui d’un tracteur.

– Voilà de quoi les anéantir pour de bon.

Quand le soir tomba, il réapparut, sourire aux lèvres, le torse bombé.

– Cette fois, ils n’ont aucune chance de revenir. Venez voir !

Il me conduisit vers la partie ouest du mas. Je cherchais des yeux la bâtisse en pierres, les ronces pleines de mûres et le lierre qui grimpait sur le mur ancien. Mais je ne vis rien de cela. Devant nous, un amoncellement de pierres avait remplacé la demeure.

– Ha ha ! Ils ne s’ y attendaient pas ! Nous les avons bien eus !

Et il dansait, les yeux rougis de n’avoir pas dormi depuis des nuits.

– Mais, Monsieur Jaune, où allons-nous accueillir nos amis ?

– Mais dehors, ma chère, au grand air, dans des tentes ou à la belle ! On s’en moque puisque maintenant nous sommes tranquilles. Et, pour fêter notre victoire, organisons un grand banquet !

*

Sur la terrasse en pin sylvestre, nous avons installé la grande table de bois et tiré les rallonges. Je l’ai recouverte des plus belles nappes de famille et ai composé un milieu de table de glaïeuls, lisianthus, lys, dahlias et feuilles d’eucalyptus. Les invités avaient pris place autour de la table et se servaient à leur guise. Thon rouge mi-cuit, gelée claire de tomates et basilic, saumon soufflé et croustillant de légumes de saison. Les meilleurs vins de la région passaient de main en main. Une ribambelle de bougies faisait danser les silhouettes sur le mur de la maison. Quand chacun eut goûté à tous les plats, Monsieur Jaune commença le récit de la bataille. Ses yeux s’excitèrent, ceux des convives aussi. Tous applaudirent quand il décrivit la destruction définitive du squat et de ses occupants. C’est le moment que je choisis pour apporter le dessert, un framboisier en forme d’étoile, nappé d’un glaçage sur lequel était inscrit Victoire en lettres chocolat. Tous nos convives applaudirent. À l’instant où je posai le gâteau au centre de la table, la lune, comme dessinée à la plume fine, sortit de derrière la montagne. Un bourdonnement se fit entendre. Monsieur jaune s’empara de la pelle à gâteau et se mit à crier :

– Les voilà ! Ils reviennent ! Ils revienneeennnt !

Quelques personnes tentèrent de calmer la fureur de leur hôte.

– Mais enfin, Monsieur Jaune, il n’y a personne !

– Mais bien sûr que si ! Vous ne les voyez pas ?

Il se tourna en direction de la forêt, il cria :

– Sortez d’ici ! Allez-vous-en ! Ici, c’est chez nous, vous m’entendez ?! C’est chez nous ! Dégagez !

– Mais enfin, Monsieur Jaune, à qui parlez-vous ?

– Regardez ! Ici ! Là ! En voilà un qui nous épie, un autre qui monte la garde. Je suis sûr qu’ils cherchent à revenir, ils veulent s’accaparer l’autre partie !

– Mais, Monsieur Jaune, de quelle partie parlez-vous ?

– Mais de la partie nord du mas ! Je suis sûr qu’ils sont en train d’essayer de s’y installer.

– Mais cette partie est relativement éloignée. À une telle distance, ils ne dérangeront personne.

– Je m’en fous! C’est chez nouuuuuuuus !

Il prit les assiettes et les jeta une à une en direction des intrus.

– Monsieur Jaune, calmez-vous !

– Allez vous-en, dégagez ! ne cessait de crier Monsieur Jaune.

Il s’empara de la bonbonne de chantilly et l’actionna en tournoyant sur place et vociférant :

– C’est chez nouuuuuuuus !! »

Madame Rose, de sa voix d’alouette, murmura :

– Mais enfin, Monsieur Jaune, à qui parlez-vous ?

– Mais à eux, regardez-les, ces charognards, cette bande d’ouvriers stériles, ces gaveurs de femelles, ces squatteurs sans gêne !

Et sans se soucier d’où il visait, il fit gicler une énorme lampée de chantilly dans les yeux de Madame Violette.

Madame Rose se leva et dit, d’un ton sec :

– Chers amis, je pense que Monsieur Jaune a perdu la boule. Car, si j’en crois son regard, les ennemis dont il nous parle depuis le début sont tout bonnement de simples vespa cabra.

– Des vespa cabra ? Qu’est-ce donc ? demanda Monsieur Orange, en trempant son doigt dans la chantilly qui colmatait l’œil de sa voisine.

– Les vespa cabra sont ce que nous appelons communément les frelons européens. Ce sont ces insectes qui l’ont rendu fou.

À ce moment-là, une bestiole noire et dorée vint goûter au glaçage du gâteau. Monsieur Jaune recula un instant et, dans un mouvement calculé, prit son élan et se jeta à plat ventre sur la table. Les verres tombèrent et se brisèrent dans un bruit de cascade claire. Des morceaux entiers de gâteaux virevoltèrent dans les airs avant d’atterrir sur les chapeaux de feutre, les chemisiers de satin, les pantalons de lin. Le frelon, joueur, virevolta avant de se poser sur une fleur. Monsieur Jaune posa la pelle à gâteau, prit le grand couteau et hacha les lys en confettis. Le frelon prit de la hauteur avant de se poser sur le rebord de la fenêtre. Monsieur Jaune s’écria :

– S’il croit que je vais me laisser-faire !

Il entra dans la maison, ressortit avec l’extincteur, dirigea la buse en direction de l’énergumène et tira la goupille. L’eau jaillit de toutes parts. Les coiffures dégringolèrent, les maquillages dégoulinèrent, les sourires aussi. On entendit Madame Bleu crier :

– Cette fois c’en est trop ! et, regardant le reste des convives, elle déclara, Disparaissons d’ici au plus tôt !

Quand tous furent partis et que l’extincteur fut vidé, Monsieur Jaune s’évanouit au milieu du tas de victuailles et, dans un gémissement de douleur et de soulagement confondu, dit d’un ton solennel:

– Je crois que cette fois c’est bon, Madame Jaune, ils ne viendront plus nous embêter.

– Oui Monsieur Jaune, répondis-je en le prenant dans mes bras, vous avez raison. Plus personne ne viendra plus jamais chez nous.

Et, pour la première fois depuis des jours, il s’endormit.

*

Texte : Murielle Holtz

www.murielleholtz.fr