Chronique d’une occupation volcanique / Semaine #3

Cinq heures du matin. La ville s’éveille. C’est l’heure bleue et la ville déjà m’appelle. Je n’arrive pas à me rendormir tant le bouillonnement de ce lieu me fascine et me tient en éveil. Je sors de la chambre, cette chambre improbable, la loge numéro 7 d’une scène nationale, le cratère d’Alès. Ce qui fut hier la loge des artistes est aujourd’hui devenu le campement sobre et sans artifice d’un peuple d’occupants, de lutte magmatique.
Je descends à l’étage, traverse le hall, fais signe au vigile. Regards complices.Il est six heures du matin et je pousse la porte. L’air est frais et les oiseaux, déjà, entament leur opéra.
Il est six tôt et devant moi ce décor dont je ne me passe plus, dont je ne me lasse pas. Des banderoles d’amour et de rage qui racontent comment depuis trois semaines, une armada est là qui tient le siège, qui plante des matelas, qui investit les murs, ouvre les verrous, rassemble les tables et occupe tout.Cela faisait des mois que le cratère ressemblait à un grand trou béant, difforme, desséché et déserté en plein cœur de la cité. Mais voilà que maintenant il reprend vit, enfin, sous nos pas impolis, et le voilà qui gronde et ronronne de joie de nous sentir là, transformant ses murs de béton armé en une grande maison des solidarités.
Pas besoin de réservations, de billets d’entrée, de justificatifs de réduction ou de places numérotées…. Non, plus besoin de tout cela. Maintenant et ici, chacun entre et sort quand il le souhaite. Maintenant et ici, chacune vient comme cela lui convient. Maintenant et ici est un lieu pour tous, pour tout réapprendre, pour nous inventer.Nous sommes des femmes, des hommes, des queers, des conquérantes, des blessés, des luttants de toujours ou d’un jour, des aventurières, des timides, des bigleux, des perdues, des révoltés, des tordus ou des futées…
Nous ne sommes plus des métiers, des statuts ou des contrats. Nous sommes. Et c’est tout. Et nous rassemblons ici tous nos savoirs-faire. Car ici et maintenant, il faut savoir tout faire : planter des clous, exprimer ses convictions, jongler sur un tapis roulant, écrire ce qui se passe, débattre à plusieurs, faire rire pour rien, peindre des banderoles, nager sur un rond point, imprimer des tracts, écouter l’autre, donner parole et puis la reprendre, modérer ses élans, cuisiner de l’amour, faire de la récup, les offrir autour, laver les assiettes, prendre des notes et puis se taire, observer dehors, inventer dedans, accueillir tout, poser des limites, les dépasser, battre le pavé, repeindre le printemps…
Dans ce voyage-là, chacun.e est essentiel. Nous sommes le monde qui se construit, qui se débat. Et la vie qui pousse, comme une herbe folle, repousse têtue tout ce qui bétonne.
Il est sept heures du matin et le cratère se réveille. Bientôt nous serons partout, dans les parcs et les ruelles, au bord d’un trottoir, au milieu d’une fontaine. Nous déploierons nos geysers d’idées, drôles de lapilli, tendres utopies.
Alors peut-être que nous deviendrons comme le volcan, capable de modifier la course du vent, d’attirer les nuages, d’absorber les pluies pour mieux déverser de l’eau pure et filtrée dans toute la vallée.
Alors peut-être sommes nous déjà comme certains volcans aux abords si fertiles qu’ils attirent tous ceux qui aiment faire pousser d’abondantes cultures, des fleurs rarissimes. Alors peut-être jailliront bientôt du cœur du volcan des pierres précieuses, solides et légères, belles et modulables, du tuf jaune, des pierres des laves pour bâtir notre monde et toucher les étoiles.

Texte : Murielle Holtz

Photo : Violette Hocquenghem

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