JE ME SUIS FAIT LARGUER

Je me suis fait larguer, cela fait plus d’un an déjà, larguer sans aucune explication, sans discussion, sans concertation, larguer comme une amarre, décrocher de la bitte, sans prévenir.
Je me suis faite larguer, c’était un jour de printemps. Au début, j’ai pleuré. Il n’a cessé de me répéter que tout était de ma faute et que dorénavant, je devrais me taire, que je ne servais à rien, que j’étais moche et inutile.
L’été est arrivé. Il est revenu, avec ses beaux souliers et son air assuré. Il a soudain déclaré qu’il avait envie de danser avec moi et de m’écouter chanter. Nous avons flirté, j’ai espéré que nous arriverions à créer un nouveau chemin, à ajuster notre façon de faire, à tirer des leçons des mois et des années passées et que le point zéro que nous venions de traverser, nous permettrait de faire table rase pour tout réinventer.
Mais au lieu de cela, il est devenu de plus en plus autoritaire. Quand les pluies d’automne se sont abattues, il a commandé toute une armée de flics, m’a interdit de bouger, m’a interdit de chanter, de manifester, a posé sa main sur ma bouche, s’est mis à contrôler chacun de mes déplacements, m’a interdit de me révolter, interdit de voir mes amis.
Alors depuis, j’écris. Je ne chante plus. J’écris puisqu’il n’y a que cela qu’il soit possible de faire, écrire pour ne pas crier trop fort.
Durant tout l’hiver, je l’ai regardé courir, brandir un remède, bondir à tous les carrefours une seringue à la main. Perché sur un océan de plastique, je l’ai écouté déclarer qu’il souhaitait prendre soin de tous, que notre santé était au cœur de ses préoccupations. Puis je l’ai vu se retourner, cracher des épices néonicotinoïdes dans nos soupes, fabriquer des poulets sans poulet, expulser les réfugiés, planter des hangars amazon, lancer des gaz lacrymos dans les yeux de ceux qui marchaient pour le climat et continuer de déclarer, je prends soin de vous.
J’ai cessé de pleurer. J’ai commencé à regarder ailleurs.

Et tandis qu’aujourd’hui il déploie ses plans de précarisation de masse, qu’il parle de souveraineté numérique et qu’il continue de souiller la planète, je ne le regarde plus. Je ris.
Et je voyage.
Je tangue sur la mer, je vogue en mer solidaire.
Le paquebot coule, il est en train de sombrer et emporte avec lui ses vieux bâtiments érigés, ses technocrates avides et sans scrupules.
Le paquebot coule. Et tandis qu’il sombre, l’horizon se dégage. Alors depuis la côte, on voit venir du lointain, comme une multitude de vaguelettes magnifiques, mille barques solidaires se frayant un nouveau chemin.
Et plus le brouillard se lève, plus nous voyons que nous sommes des milliers, que nous sommes des millions à s’être fait larguer et à savoir naviguer. Un an est passé et maintenant, je souris, je souris chaque matin de nous voir si nombreux, à bord de nos embarcations clandestines, avancer solidaires et libres.
Parce que maintenant, nous sommes libres. Le mot carrière n’existe plus, le mot succès n’a plus de rime, le mot ambition n’a plus de sens. Nous sommes libérés des chaînes de production, nous sommes délesté de toutes obligations de réussite. L’art est libre, la parole est libre, nous ne jouons plus, nous vibrons, nous ne courrons plus, nous marchons, nous n’attendons plus, nous vivons, nous ne pleurons plus, nous rions. Car maintenant, nous prenons enfin le temps.
Le temps et l’espace.
Voilà pourquoi nous occupons tout, nous occupons partout.
Tu entends? C’est une nouvelle musique qui frappe à nos oreilles. C’est un tempo nouveau.
Tu entends ?
Ça a commencé il y a un mois, ou un siècle, je ne sais plus.
Et voilà que le mot théâtre reprend tout son sens. Et ils sont cent, cent théâtres en France qui reprennent leur fonction initiale : être des lieux de désordre, de débat politique, d’agoras, des lieux pour tous.
Celle qui passait devant le théâtre chaque jour, pour aller au travail, pour chercher les enfants, pour acheter le pain, celle qui passait là sans jamais se sentir légitime d’y entrer, la voilà qui pousse la porte, observe les murs, les escaliers, s’assoit le temps d’un café et se met à parler.
Un autre qui dormait dehors, parce que le 115 ça fait pleurer toutes les larmes du corps, celui-là, a glissé un matelas devant les portes fermées de la grande salle.
Une autre aux cheveux en bataille vient deux fois par semaine, ramène une soupe, et s’exclame en riant « je ne comprends pas depuis que je viens là, je n’ai plus besoin de cachet pour dormir. »
Et tous nous sommes au rendez-vous des assemblées et au menu du jour nous avons: une entrée d’infos à partager, un plat de décisions à prendre collectivement et un dessert de propositions…
Alors le programme du théâtre, le programme rutilant avec sa grande liste d’artiste reconnus, pendouille, désuet.
Parce que ce qui compte maintenant, dans les lieux occupés, ce n’est plus le programme affiché, c’est le présent.
Le présent
et la parole.
Et dans ces lieux-là, ceux qui se taisaient depuis longtemps retrouvent parole, retrouvent les mots. Alors on parle, on parle trop, on parle de tout. Et les mots se lancent, résonnent en nous et font ping-pong dans l’assemblée. Et chaque après-midi l’assemblée change, elle évolue, et les mots s’affrontent, se cognent, se confrontent et dansent et circulent de partout.
Le hall d’entrée n’est plus un hall pour une élite lettrée et bien pensante, le hall est un lieu d’échanges, d’engueulades, de confrontations, de gouvernance partagée et d’amour total. D’amour en l’humanité.
Alors on cesse de faire semblant. Et on vient là tout simplement en jog et en basket.
Ah si ! Parfois on se déguise, on déballe nos plus belles tenues, nos talons hauts, un babygros, des casquettes à paillettes et on va faire la teuf dans les supermarchés.
Nous y rentrons, nous chantons, nous tractons, nous déambulons dans les rayons et nous provoquons le débat aux caisses. Parfois la police nationale est là qui nous attend. Alors nous leur faisons notre plus belle chorégraphie, nous leur lançons nos répliques les plus piquantes et nous repartons la gorge gonflée d’amour et le souffle grand en se disant ‘‘rendez-vous au théâtre.’’
Et ça ne sonne pas pareil. Pas comme avant.
Quand vient le soir, on se retrouve à quelques-uns et parfois même on joue de la musique, comme ça, à l’arrache, autour de la table, ou dans le micro de notre radioccupé, et ceux qui écoutent ne sont pas assis bien confortablement sur des sièges en velours, non ceux qui écoutent font partie intégrante de cette musique, une musique de rescapés, faite de bric et de broc, de hip hop, de guitare, de bruit de cuillères, d’improvisations, d’os et de chairs.
Et tous les soirs le vigile partage avec nous un moment de la soirée. Et chaque soir, le vigile change. Parfois il a dix neuf ans, il sort tout juste de la formation bac pro en sécurité, d’autres fois il est bientôt retraité, parfois il vient de Tchétchènie, de Nîmes ou d’Algérie. Parfois il joue un morceau de musique, d’autres fois il raconte le hirak mais chaque soir commence ainsi : le vigile nous salue, il enlève son gilet par balle, s’assoit à la table et nous donne des nouvelles de ses parents et de sa femme.
Ce n’est pas pour dire tout cela que j’avais prévu de vous écrire. À la base je pensais vous écrire pour vous inviter à écouter notre concert. À la base je pensais vous écrire pour vous parler de chansons et de sortie d’album. À la base je voulais vous écrire pour vous offrir une invitation. Mais, vous le savez bien, la base à changée. Les invitations sont périmées. Les chansons ont vieillies bien vite et la tournée risque d’être parquée. Mais puisque que devant moi il y a ce stylo, je le prends, je m’en empare pour écrire et raconter, vous raconter ce que ce nous vivons depuis un mois déjà, ou un siècle, je ne sais pas.
Parce qu’il n’est plus question de se taire. Tout comme il n’est plus question de continuer à sauver sa petite peau, sa petite carrière, son petit confort. Le je ne marche plus. Le je a fait son temps, l’individualisme a fait son temps, il est épuisé, foutu, fatigué, le je ne vaut rien s’il reste isolé. Mais il vaut de l’or quand il se rallie à d’autres, qu’il agrandit le nous, qu’il le diversifie et l’intensifie.
Alors le je devient le nous et le nous devient le monde.
Nous sommes des femmes, des hommes, des queers, des conquérantes, des blessés, des luttants de toujours ou d’un jour, des aventurières, des timides, des bigleux, des perdues, des révoltés, des tordus ou des futées…
Nous sommes le monde qui se construit, nous sommes le monde qui se débat.
Voilà pourquoi nous occupons tout, voilà pourquoi nous occupons partout.

Texte Murielle Holtz

Occupation Cratère Alès / / mai 2021

Dessin Soizic Seon

Occuponstout #occuponspartout

CHRONIQUE VOLCANIQUE

Chronique d’une occupation volcanique / Semaine #3

Cinq heures du matin. La ville s’éveille. C’est l’heure bleue et la ville déjà m’appelle. Je n’arrive pas à me rendormir tant le bouillonnement de ce lieu me fascine et me tient en éveil. Je sors de la chambre, cette chambre improbable, la loge numéro 7 d’une scène nationale, le cratère d’Alès. Ce qui fut hier la loge des artistes est aujourd’hui devenu le campement sobre et sans artifice d’un peuple d’occupants, de lutte magmatique.
Je descends à l’étage, traverse le hall, fais signe au vigile. Regards complices.Il est six heures du matin et je pousse la porte. L’air est frais et les oiseaux, déjà, entament leur opéra.
Il est six tôt et devant moi ce décor dont je ne me passe plus, dont je ne me lasse pas. Des banderoles d’amour et de rage qui racontent comment depuis trois semaines, une armada est là qui tient le siège, qui plante des matelas, qui investit les murs, ouvre les verrous, rassemble les tables et occupe tout.Cela faisait des mois que le cratère ressemblait à un grand trou béant, difforme, desséché et déserté en plein cœur de la cité. Mais voilà que maintenant il reprend vit, enfin, sous nos pas impolis, et le voilà qui gronde et ronronne de joie de nous sentir là, transformant ses murs de béton armé en une grande maison des solidarités.
Pas besoin de réservations, de billets d’entrée, de justificatifs de réduction ou de places numérotées…. Non, plus besoin de tout cela. Maintenant et ici, chacun entre et sort quand il le souhaite. Maintenant et ici, chacune vient comme cela lui convient. Maintenant et ici est un lieu pour tous, pour tout réapprendre, pour nous inventer.Nous sommes des femmes, des hommes, des queers, des conquérantes, des blessés, des luttants de toujours ou d’un jour, des aventurières, des timides, des bigleux, des perdues, des révoltés, des tordus ou des futées…
Nous ne sommes plus des métiers, des statuts ou des contrats. Nous sommes. Et c’est tout. Et nous rassemblons ici tous nos savoirs-faire. Car ici et maintenant, il faut savoir tout faire : planter des clous, exprimer ses convictions, jongler sur un tapis roulant, écrire ce qui se passe, débattre à plusieurs, faire rire pour rien, peindre des banderoles, nager sur un rond point, imprimer des tracts, écouter l’autre, donner parole et puis la reprendre, modérer ses élans, cuisiner de l’amour, faire de la récup, les offrir autour, laver les assiettes, prendre des notes et puis se taire, observer dehors, inventer dedans, accueillir tout, poser des limites, les dépasser, battre le pavé, repeindre le printemps…
Dans ce voyage-là, chacun.e est essentiel. Nous sommes le monde qui se construit, qui se débat. Et la vie qui pousse, comme une herbe folle, repousse têtue tout ce qui bétonne.
Il est sept heures du matin et le cratère se réveille. Bientôt nous serons partout, dans les parcs et les ruelles, au bord d’un trottoir, au milieu d’une fontaine. Nous déploierons nos geysers d’idées, drôles de lapilli, tendres utopies.
Alors peut-être que nous deviendrons comme le volcan, capable de modifier la course du vent, d’attirer les nuages, d’absorber les pluies pour mieux déverser de l’eau pure et filtrée dans toute la vallée.
Alors peut-être sommes nous déjà comme certains volcans aux abords si fertiles qu’ils attirent tous ceux qui aiment faire pousser d’abondantes cultures, des fleurs rarissimes. Alors peut-être jailliront bientôt du cœur du volcan des pierres précieuses, solides et légères, belles et modulables, du tuf jaune, des pierres des laves pour bâtir notre monde et toucher les étoiles.

Texte : Murielle Holtz

Photo : Violette Hocquenghem