VADÉMÉCUM ÉGOLOGIQUE

Je savais qu’il y a des coachs de vie, des coachs de travail mais je ne savais pas qu’il y a maintenant des coachs de village. Donc pour les absents et les curieux, petit résumé (assez long) de la réunion publique qui a eu lieu hier et dont l’invitation avait pour titre « une nouvelle démarche collective pour notre village ».

Comme d’habitude, pour ce genre de réunion, nous sommes venus nombreux pour prendre place sur les chaises et les gradins communaux. En face de nous, un mec, un micro et un rétroprojecteur. Donc le mec se présente (j’ai pas noté tout son cv, je me galérais à trouver au fond de mon sac un stylo et du papier) et nous informe qu’avant, il travaillait à la direction des affaires culturelles, que maintenant il bosse dans ce cabinet d’expertise et qu’il va donc finir sa carrière à Lasalle (à mince, ça commence mal, encore un mâle blanc proche de la retraite qui, dans cette bonne vieille lignée patriarco-gérontocratique, va nous expertiser; bon passons, c’est pas le moment de faire un pamphlet féministe). Donc il nous explique que, fondamentalement, pour créer une nouvelle dynamique, il est important qu’on écoute bien la présentation pour qu’on comprenne bien la méthode et que c’est pour ça qu’il ne faudra pas poser de question, (là toute la salle écarquille les yeux) ni que ça parte en échange ou en débat (là, c’est carrément les oreilles qui s’écarquillent, si si, je vous jure, c’est possible) mais que si vraiment on a des trucs à dire – parce qu’il comprend très bien que ce soit un peu frustrant cette manière de faire (c’est gentil) – on pourra les dire après, plus tard, à l’apéro, autour d’une chips et d’un verre offert par la mairie (j’espère qu’y aura du jus carotte citron, c’est mon préféré). Et ça, (il insiste) c’est vraiment important que l’on comprenne : ce n’est pas un échange. Donc pas de question, pas de débat (mince, moi je croyais que pour créer une dynamique commune il fallait commencer par discuter, mais bon, passons). Donc c’est parti. Première partie, première diapo où l’on apprend que cette opération va commencer par une étude, que dans notre village il y a cent associations pour mille habitants, que ça fait une asso pour dix personnes, que ça c’est carrément extraordinaire (là, on se sent un peu fiers et c’est vrai, il a raison de le souligner, ici on est hyper dynamique et surtout motivé pour faire plein de choses, la preuve en est qu’on est nombreux à cette réunion) et c’est si extraordinaire qu’il va falloir accompagner toute cette vitalité (merde, on est peut-être trop dynamique en fait). Et puisque les subventions sont en chute libre (ah oui, ça, on a remarqué), il faut compenser en créant de nouveaux espaces pour gérer-définir-assurer un cadre valable-pérenne et garder le cap de ce qu’on se sera fixé (là, je me demande de quel cap il parle, ça commence à devenir flou bien que la diapo, elle, soit très très nette avec des carrés, des listes de mots et des flèches) et que c’est pour ça qu’il est là (ouf il vient nous sauver en fait) parce que lui (enfin le cabinet) va nous donner des outils de gestion et de coordination (je n’ai toujours pas compris ce qu’il faut coordonner et gérer, mais je suis confiante, je vais bien finir par comprendre) et tout ça, ça sera une co-construction avec un comité de pilotage qui va piloter-assurer-gérer l’ensemble des mesures nécessaires pour créer un nouvel écosystème local (ah oui écosystème, j’ai déjà entendu ce terme quelque part, je sais plus où…) parce que (et là, je vais en apprendre des choses sur mon village) vous, (nous quoi, les habitants), vous êtes confronté à des problématiques de dates de co-financements des lieux et des envies qui se perdent dans une planification très dense (bon là, en fait, je comprends que dalle). Donc c’est pour ça, que le cabinet (et là, je commence à me demander combien ça coûte cette expertise) va d’abord récolter des informations sur le territoire (oui ça d’accord, c’est la base, commencer par s’intéresser à la base donc) en interrogeant quinze personnes (quinze personnes ça fait pas beaucoup et et je me demande comment elles sont choisies mais faut pas poser de question, donc chut, je me tais, on se tait, on écoute) et ensuite, on sera invité (on=les quinze personnes si j’ai bien compris) à des temps de réflexion partagés pour arriver, avec les partenaires et les collaborateurs, à des actions collectives d’émergence, de tiers-lieux par exemple (ah ouf, il donne un exemple, je commençais à perdre pied, (tiers-lieux, c’est clair, c’est pour éviter de devenir un quart monde, c’est ça). Et là, il dit On sait pas où on va, c’est pas simple, mais c’est pas compliqué non plus, c’est juste complexe (waou). Donc y aura une instance de gouvernance et donc (il précise) ça sera des élus, des techniciens communaux qui sont comme le bras armé de la collectivité (merde je savais qu’y avait des chasseurs dans le coin, je pensais pas que les employés communaux étaient armés eux aussi) et des représentants susceptibles d’être associés (et ça c’est qui? Ben c’est mystère, suspens…). Donc cette instance de gouvernance va procéder à des arbitrages (avec des maillots noirs donc ?) et c’est pour ça qu’on va le créer rapidement, en quinze jours, hop pour que ça commence à la fin du mois (boum, ben là, on est époustouflés, parce qu’en plus, la fin du mois, c’est dans à peine dix jours). Donc, étape 1, diagnostic, on l’a vu, donc hop, on passe à l’étape 2, opportunité (quelqu’un installe des chips en fond de salle et sort le jus de carotte-citron (mmm mon préféré)), donc ça, c’est les modalités concrètes parce que là, vient le moment de faire des scénarii (ah ben voilà, des scénarii ça j’aime bien, ça me parle), par exemple, on dit ça et ça et ça avec untel et untel et untel et on travaille comme ça, ensemble (ho ba oui, là tout devient plus limpide…) Ça a pour but de fédérer le plus grand nombre et ça c’est important pour pouvoir faire une carte aux équipements pour préciser le futur et lancer des ateliers de réflexions (à nouveau je nage). Donc on (le cabinet évidemment) n’est pas là pour nous dire ce qu’il faut faire (ah bon? C’est pas ce qu’il est en train de faire ? merde je comprends plus rien), c’est les gens qui vont le dire, c’est vous (nous, ah ok, mais à quel moment puisque le comité de pilotage c’est la mairie? (arrête de te poser des questions, on a dit pas de question)) et là, hop, on passe (diapo suivante) aux prochaines étapes. Parce que là le cabinet peut proposer un scenari (on dit un scénario normalement, comme on dit un tempo des tempii, mais bon c’est pas grave) donc un scénari de schéma fonctionnel pour l’animation du village. Donc moi, (le mec au micro), j’aimerais bien qu’on fasse trois scénarii (oui, moi aussi je préfère le chiffre trois au chiffre deux) et ensuite c’est le comité de pilotage qui choisit et c’est pas facile de faire un choix, mais c’est ça le jeu (ah c’est donc un jeu en fait; un jeu de rôle donc avec des scénarii et des pilotes de chasse. Ok). Donc hop, on a notre plan avec le mode de gouvernance et tac, on passe à la phase suivante (et à la diapo qui suit). Mais là (il précise) on a été clairs avec la mairie, donc on peut s’arrêter là (tout est prêt, les personnages, le scénario mais non, on lance pas les dés, on commence pas la partie), sauf si la mairie insiste (et qu’elle repasse par la case départ et se débarasse de quelques centaines d’euros supplémentaires je suppose) alors dans ce cas-là on continue pour que tout ça se réalise-détaille-précise. Et c’est parti pour un nouveau schéma de cadrage avec les moyens techniques-associés-humains-financiers et surtout les modalités de gouvernance (ça fait déjà quinze fois qu’il dit le mot gouvernance, je sais plus s’il parle des pilotes ou des passagers) et peu importe que la ville décide de ce qu’on fait (ah, en fait, c’est la ville qui décide) parce que les choses ne sont pas figées, c’est pas le troisième testament (mince, qu’est-ce qu’il vient foutre là le testament, y a plus de séparation entre l’état et l’église ?) , donc il y aura beaucoup d’écart entre ce qui aura été décidé et ce qui va se passer, mais ce qui est fondamental, c’est pas l’objectif, c’est le comment, le comment on va le faire (ok là, j’ai compris, c’est pas le but qui compte, c’est le chemin). La ville a fait le choix d’ouvrir l’animation socio-culturelle donc vous devez jouer le jeu (ah on est obligés, on peut pas refuser de jouer et retourner à la plantation de poèmes ou de patates) parce que c’est pas facile de jouer (pour moi c’est surtout perdre qui est insupportable, mais à force, je commence à m’habituer) alors que c’est facile de regretter et d’être indépendant (je comprends pas le rapport) mais pour régler ça et ben ensuite, hop (nouvelle diapo) on fait un séminaire le samedi, parce que c’est le jour où tout le monde est dispo (là d’un coup je me sens rassurée, le mec a déjà une perception précise de nos emplois du temps) et que ça (la méthode, je suppose) c’est un peu chronophage, mais heureusement le comité de pilotage (et oui le pilote est toujours là) est là pour assurer la colonne vertébrale de tout ça et hop (diapo suivante) on arrive à la fin avec un rapport d’étude et un schéma de développement pour garder le cap (diapo avec des flèches rouges sur fond noir et des mots écrits en blanc). Et grâce à ce vadémécum (tiens un nouveau mot, faudra que je le place dans mon prochain roman) y’aura des préconisations avec un statut juridique pour gérer les budgets, les partenaires et les politiques tarifaires (ah parce qu’on va vendre quelque chose? mince je comprends plus rien). Donc si tout se passe bien, la première phase, c’est de septembre à décembre, la deuxième phase, de janvier à mars, et la troisième, d’avril à juin et hop juin 2023, c’est fini (oh ba oui ça va vite, bien plus vite que de faire un spectacle finalement, et plus vite qu’un roman… C’est enthousiasmant). Mais ça, c’est une vision optimiste (ah mince, j’aurai dû m’en douter) parce que ça va dépendre de vous (de nous, et oui, parce qu’on est au cœur du truc en fait), parce que si untel et untel est pas là, ben ça avance pas (et oui, c’est sûr), donc faut voir ça comme une opportunité, comme quelque chose de pédagogique. Il faut qu’on arrive à passer d’un système égologique (j’ai cru que sa langue avait fourché, mais non, il l’a répété, donc encore un nouveau mot : égologique) à un système écologique et ça, c’est pas facile pour le plus grand nombre (pourtant il a dit qu’il fallait qu’on soit nombreux) mais ça fera des nouveaux usages, donc on (la mairie je suppose) a sélectionné quinze personnes qu’on (le cabinet je pense) va contacter en individuel. Voilà. C’est terminé, on peut aller manger des chips.

Silence épais, grondement sourd (comme des pousses de bambous en pleine ramification). Quelqu’un lève la main, mais le mec au micro dit

« Ah non ! Y a pas de question ! Je l’ai dit au début! C’est pas un débat ni un échange ! Sinon c’est pas la règle du jeu » (ah oui, c’est vrai que c’est un jeu, mince, j’avais déjà oublié)

mais le peuple bruyant insiste, et même si le mec garde son micro près de lui – j’ai dit pas de question et puis d’abord, c’est moi qui ai la plus grosse b… euh voix- ben nous, on s’en fout parce qu’on sait se faire entendre sans micro alors y en a un qui se lève qui dit

Et combien ça va coûter cette merde ?

(il y est allé un peu fort, mais bon, fallait pas l’empêcher de parler pendant trois quart d’heures aussi)

Le mec ne répond pas mais quelqu’un (depuis le gradin) répond

Quinze mille euros (cris aiguës d’indignation) et là le mec du cabinet dit

Non mais écoutez (oui oui, on écoute, on écoute) moi je suis transparent, mais je voulais pas que les choses soient trop diffusées parce que normalement ça coûte le double (ah, en fait il nous fait une promo, peut-être qu’on est un village test, à moins qu’on soit en solde…) et une autre enchaîne et dit

Mais quinze personnes pour faire l’étude de territoire (elle a l’air d’avoir mieux compris que moi), c’est pas assez, il faut commencer plus large !

Et là le mec dit

Mais enfin, on va pas prendre des décisions à cent non plus, sinon on n’arrive à aucun résultat (mince, je croyais que c’était le chemin qui comptait, pas le résultat, j’ai encore dû louper une marche) et un autre qui dit

Mais nous, en fait, on se demande : est-ce qu’on a besoin de vous (là tout le monde applaudit, j’adore) et lui répond

Mais Si! Mais bien sûr que vous avez besoin de moi ! Parce que moi, moi je suis neutre et aussi parce que nul n’est prophète en son pays (je suis sûre que ça à avoir avec le troisième testament, ouf, là j’ai compris)

et soudain un micro surgit et finalement (et heureusement) l’échange, les questions et le débat (qui ne faisaient partie de la règle du jeu) ont commencé. Ça a duré deux heures. Chacun y est allé de son avis, de sa critique, de ses suggestions tant et si bien que le mec, assailli de demandes de précision et de propositions concrètes a conclu en disant

Bon ben d’accord, je vais revoir ma méthode

et le maire a dit Merci à tous d’être venu, on vous tiendra au courant de la suite

et comme je commençais à avoir un peu faim, ben j’ai foncé sur l’apéro, avalé une chips et un verre de jus carotte-citron (mmm mon préféré) et je suis rentrée en me disant que décidément, ce village est délicieusement irrésistible lorsqu’il se soulève, qu’il s’insurge et qu’il déploie, sans pudeur aucune, son irrépressible désir de s’impliquer dans les affaires de la cité en commençant par changer les règles du jeu de société.

Affaire à suivre…

Image : Honoré Daumier

Mots clefs : #ecosytème#égologie#vadémécum#scénarii#diapo#pilote#gouvernance#dynamique#co-construction #troisièmetestament#prophète#débat

22/09/2022 – La filature de Lasalle en Cévennes

JE ME SUIS FAIT LARGUER

Je me suis fait larguer, cela fait plus d’un an déjà, larguer sans aucune explication, sans discussion, sans concertation, larguer comme une amarre, décrocher de la bitte, sans prévenir.
Je me suis faite larguer, c’était un jour de printemps. Au début, j’ai pleuré. Il n’a cessé de me répéter que tout était de ma faute et que dorénavant, je devrais me taire, que je ne servais à rien, que j’étais moche et inutile.
L’été est arrivé. Il est revenu, avec ses beaux souliers et son air assuré. Il a soudain déclaré qu’il avait envie de danser avec moi et de m’écouter chanter. Nous avons flirté, j’ai espéré que nous arriverions à créer un nouveau chemin, à ajuster notre façon de faire, à tirer des leçons des mois et des années passées et que le point zéro que nous venions de traverser, nous permettrait de faire table rase pour tout réinventer.
Mais au lieu de cela, il est devenu de plus en plus autoritaire. Quand les pluies d’automne se sont abattues, il a commandé toute une armée de flics, m’a interdit de bouger, m’a interdit de chanter, de manifester, a posé sa main sur ma bouche, s’est mis à contrôler chacun de mes déplacements, m’a interdit de me révolter, interdit de voir mes amis.
Alors depuis, j’écris. Je ne chante plus. J’écris puisqu’il n’y a que cela qu’il soit possible de faire, écrire pour ne pas crier trop fort.
Durant tout l’hiver, je l’ai regardé courir, brandir un remède, bondir à tous les carrefours une seringue à la main. Perché sur un océan de plastique, je l’ai écouté déclarer qu’il souhaitait prendre soin de tous, que notre santé était au cœur de ses préoccupations. Puis je l’ai vu se retourner, cracher des épices néonicotinoïdes dans nos soupes, fabriquer des poulets sans poulet, expulser les réfugiés, planter des hangars amazon, lancer des gaz lacrymos dans les yeux de ceux qui marchaient pour le climat et continuer de déclarer, je prends soin de vous.
J’ai cessé de pleurer. J’ai commencé à regarder ailleurs.

Et tandis qu’aujourd’hui il déploie ses plans de précarisation de masse, qu’il parle de souveraineté numérique et qu’il continue de souiller la planète, je ne le regarde plus. Je ris.
Et je voyage.
Je tangue sur la mer, je vogue en mer solidaire.
Le paquebot coule, il est en train de sombrer et emporte avec lui ses vieux bâtiments érigés, ses technocrates avides et sans scrupules.
Le paquebot coule. Et tandis qu’il sombre, l’horizon se dégage. Alors depuis la côte, on voit venir du lointain, comme une multitude de vaguelettes magnifiques, mille barques solidaires se frayant un nouveau chemin.
Et plus le brouillard se lève, plus nous voyons que nous sommes des milliers, que nous sommes des millions à s’être fait larguer et à savoir naviguer. Un an est passé et maintenant, je souris, je souris chaque matin de nous voir si nombreux, à bord de nos embarcations clandestines, avancer solidaires et libres.
Parce que maintenant, nous sommes libres. Le mot carrière n’existe plus, le mot succès n’a plus de rime, le mot ambition n’a plus de sens. Nous sommes libérés des chaînes de production, nous sommes délesté de toutes obligations de réussite. L’art est libre, la parole est libre, nous ne jouons plus, nous vibrons, nous ne courrons plus, nous marchons, nous n’attendons plus, nous vivons, nous ne pleurons plus, nous rions. Car maintenant, nous prenons enfin le temps.
Le temps et l’espace.
Voilà pourquoi nous occupons tout, nous occupons partout.
Tu entends? C’est une nouvelle musique qui frappe à nos oreilles. C’est un tempo nouveau.
Tu entends ?
Ça a commencé il y a un mois, ou un siècle, je ne sais plus.
Et voilà que le mot théâtre reprend tout son sens. Et ils sont cent, cent théâtres en France qui reprennent leur fonction initiale : être des lieux de désordre, de débat politique, d’agoras, des lieux pour tous.
Celle qui passait devant le théâtre chaque jour, pour aller au travail, pour chercher les enfants, pour acheter le pain, celle qui passait là sans jamais se sentir légitime d’y entrer, la voilà qui pousse la porte, observe les murs, les escaliers, s’assoit le temps d’un café et se met à parler.
Un autre qui dormait dehors, parce que le 115 ça fait pleurer toutes les larmes du corps, celui-là, a glissé un matelas devant les portes fermées de la grande salle.
Une autre aux cheveux en bataille vient deux fois par semaine, ramène une soupe, et s’exclame en riant « je ne comprends pas depuis que je viens là, je n’ai plus besoin de cachet pour dormir. »
Et tous nous sommes au rendez-vous des assemblées et au menu du jour nous avons: une entrée d’infos à partager, un plat de décisions à prendre collectivement et un dessert de propositions…
Alors le programme du théâtre, le programme rutilant avec sa grande liste d’artiste reconnus, pendouille, désuet.
Parce que ce qui compte maintenant, dans les lieux occupés, ce n’est plus le programme affiché, c’est le présent.
Le présent
et la parole.
Et dans ces lieux-là, ceux qui se taisaient depuis longtemps retrouvent parole, retrouvent les mots. Alors on parle, on parle trop, on parle de tout. Et les mots se lancent, résonnent en nous et font ping-pong dans l’assemblée. Et chaque après-midi l’assemblée change, elle évolue, et les mots s’affrontent, se cognent, se confrontent et dansent et circulent de partout.
Le hall d’entrée n’est plus un hall pour une élite lettrée et bien pensante, le hall est un lieu d’échanges, d’engueulades, de confrontations, de gouvernance partagée et d’amour total. D’amour en l’humanité.
Alors on cesse de faire semblant. Et on vient là tout simplement en jog et en basket.
Ah si ! Parfois on se déguise, on déballe nos plus belles tenues, nos talons hauts, un babygros, des casquettes à paillettes et on va faire la teuf dans les supermarchés.
Nous y rentrons, nous chantons, nous tractons, nous déambulons dans les rayons et nous provoquons le débat aux caisses. Parfois la police nationale est là qui nous attend. Alors nous leur faisons notre plus belle chorégraphie, nous leur lançons nos répliques les plus piquantes et nous repartons la gorge gonflée d’amour et le souffle grand en se disant ‘‘rendez-vous au théâtre.’’
Et ça ne sonne pas pareil. Pas comme avant.
Quand vient le soir, on se retrouve à quelques-uns et parfois même on joue de la musique, comme ça, à l’arrache, autour de la table, ou dans le micro de notre radioccupé, et ceux qui écoutent ne sont pas assis bien confortablement sur des sièges en velours, non ceux qui écoutent font partie intégrante de cette musique, une musique de rescapés, faite de bric et de broc, de hip hop, de guitare, de bruit de cuillères, d’improvisations, d’os et de chairs.
Et tous les soirs le vigile partage avec nous un moment de la soirée. Et chaque soir, le vigile change. Parfois il a dix neuf ans, il sort tout juste de la formation bac pro en sécurité, d’autres fois il est bientôt retraité, parfois il vient de Tchétchènie, de Nîmes ou d’Algérie. Parfois il joue un morceau de musique, d’autres fois il raconte le hirak mais chaque soir commence ainsi : le vigile nous salue, il enlève son gilet par balle, s’assoit à la table et nous donne des nouvelles de ses parents et de sa femme.
Ce n’est pas pour dire tout cela que j’avais prévu de vous écrire. À la base je pensais vous écrire pour vous inviter à écouter notre concert. À la base je pensais vous écrire pour vous parler de chansons et de sortie d’album. À la base je voulais vous écrire pour vous offrir une invitation. Mais, vous le savez bien, la base à changée. Les invitations sont périmées. Les chansons ont vieillies bien vite et la tournée risque d’être parquée. Mais puisque que devant moi il y a ce stylo, je le prends, je m’en empare pour écrire et raconter, vous raconter ce que ce nous vivons depuis un mois déjà, ou un siècle, je ne sais pas.
Parce qu’il n’est plus question de se taire. Tout comme il n’est plus question de continuer à sauver sa petite peau, sa petite carrière, son petit confort. Le je ne marche plus. Le je a fait son temps, l’individualisme a fait son temps, il est épuisé, foutu, fatigué, le je ne vaut rien s’il reste isolé. Mais il vaut de l’or quand il se rallie à d’autres, qu’il agrandit le nous, qu’il le diversifie et l’intensifie.
Alors le je devient le nous et le nous devient le monde.
Nous sommes des femmes, des hommes, des queers, des conquérantes, des blessés, des luttants de toujours ou d’un jour, des aventurières, des timides, des bigleux, des perdues, des révoltés, des tordus ou des futées…
Nous sommes le monde qui se construit, nous sommes le monde qui se débat.
Voilà pourquoi nous occupons tout, voilà pourquoi nous occupons partout.

Texte Murielle Holtz

Occupation Cratère Alès / / mai 2021

Dessin Soizic Seon

Occuponstout #occuponspartout

NOUS ÉTIONS DIX, NOUS ÉTIONS CENT

Nous étions dix, nous étions cent. Sur le bitume, sur le pavé. Le soleil avait sorti sa plus belle robe et nos yeux impatients. Nous étions dix, nous étions cent et nous avons marché. Cortège vibrant et foulant le pavé. Les trompettes pour claquer dans les rues. Éclatantes vibrations.

Nous étions cent et puis deux cents à fouler le pavé. Et nous avons marché. Marché jusqu’à la place. Parce que c’est toujours sur une place que tout démarre. Et tout a démarré.

La musique s’est dépliée, sortie de son nid, sortie en pied de nez. Investi les rues et les oreilles, réchauffé l’hiver. Sortie par derrière. Dessiné le printemps.

Nous étions vent et puis trois cents et nous avons dansé. Dansé debout. Debout. Parce que c’est en étant debout que tout commence. Quand nous prenons place et que nous sommes debout.

Nous étions sang ou quatre cents. Debout. Et comme toujours, quand tout démarre, que le monde est debout, je cherche un perchoir.

Nous étions cent ou bien cinq cents. Et je l’ai trouvé, trouvé un banc pour m’y percher. C’est là que toi tu es arrivé, tenant à peine sur tes deux jambes, en quête comme moi. D’un banc. Pour t’y asseoir.

Nous étions cent ou bien six cents quand Piazolla a pris la place. Dans les baffles dressées, le maestro s’est installé. C’est là que nous nous sommes tous assis. Toi sur le banc et moi aussi. Cercle de corps et de yeux réunis. Devant nous ils étaient deux. Deux qui se sont mis à tanguer.

Alors le temps s’est mélangé. Tous les pas perdus, les pas impatients se sont glissés dans les deux paires de souliers dansants. La liberté et la contrainte se sont fait face, les désillusions et les espoirs se sont roulés des pelles. Le passé, le futur n’ont fait plus qu’un. Pendant qu’Astor l’immortel continuait de jouer.

C’est à cet instant là que tu as pleuré. Tes yeux tout mouillés. Toi le grand homme du banc tout à côté. Tu as pleuré. Et tu as dit « ça me touche, ça me touche. J’étais danseur pendant quinze ans et ça me touche. » Et tous nous étions touchés. Par la musique infernale de Piazzola, par les corps qui s’accrochaient l’un à l’autre sans jamais tomber, par nous tous, ici, dehors, enfin.

Nous étions cent, nous étions huit cents et toi tu as pleuré. Tes pleurs ont coulé sur le bitume, ont rejoint les rigoles, ont emporté nos peurs. L’écorce de nos espoirs a grimpé les platanes et s’est accrochée tout à la cime. Les inquiétudes sont devenues certitudes et les peines sont devenues des phares.

Pas à pas nous reconstruirons des places vibrantes. Pas à pas nous danserons sur le bitume. Pas à pas nous reconquerrons la plaine, nous chanterons dans les micros et ferons valser les arbres de la place Salengro. Tes guibolles branlantes et le regard un peu soul, face au banc tu t’es mis à danser. Nous avons tous dansé. Nous étions cent et même neuf cents, et la place et nous ne faisions qu’un, et tout dansait. Tous debout, micro en porte-voix et notes en bandoulière.

À un moment tu as disparu. Je ne t’ai plus revu. Toi qui as osé pleuré pour nous tous. Parce que maintenant, nous le savons : nous ne sommes pas seuls, nous sommes dix, nous sommes cent, nous sommes huit cents, nous sommes mille et même plus qui feront pousser la musique, les poèmes et la danse à travers le bitume. Et nous reviendrons nous percher sur ton banc. Et toi tu seras là, et tu pleureras, tu pleureras le temps qu’il faudra.

État d’urgence culturel. Manifestation du 21 janvier 2021 à Montpellier.