VADÉMÉCUM ÉGOLOGIQUE

Je savais qu’il y a des coachs de vie, des coachs de travail mais je ne savais pas qu’il y a maintenant des coachs de village. Donc pour les absents et les curieux, petit résumé (assez long) de la réunion publique qui a eu lieu hier et dont l’invitation avait pour titre « une nouvelle démarche collective pour notre village ».

Comme d’habitude, pour ce genre de réunion, nous sommes venus nombreux pour prendre place sur les chaises et les gradins communaux. En face de nous, un mec, un micro et un rétroprojecteur. Donc le mec se présente (j’ai pas noté tout son cv, je me galérais à trouver au fond de mon sac un stylo et du papier) et nous informe qu’avant, il travaillait à la direction des affaires culturelles, que maintenant il bosse dans ce cabinet d’expertise et qu’il va donc finir sa carrière à Lasalle (à mince, ça commence mal, encore un mâle blanc proche de la retraite qui, dans cette bonne vieille lignée patriarco-gérontocratique, va nous expertiser; bon passons, c’est pas le moment de faire un pamphlet féministe). Donc il nous explique que, fondamentalement, pour créer une nouvelle dynamique, il est important qu’on écoute bien la présentation pour qu’on comprenne bien la méthode et que c’est pour ça qu’il ne faudra pas poser de question, (là toute la salle écarquille les yeux) ni que ça parte en échange ou en débat (là, c’est carrément les oreilles qui s’écarquillent, si si, je vous jure, c’est possible) mais que si vraiment on a des trucs à dire – parce qu’il comprend très bien que ce soit un peu frustrant cette manière de faire (c’est gentil) – on pourra les dire après, plus tard, à l’apéro, autour d’une chips et d’un verre offert par la mairie (j’espère qu’y aura du jus carotte citron, c’est mon préféré). Et ça, (il insiste) c’est vraiment important que l’on comprenne : ce n’est pas un échange. Donc pas de question, pas de débat (mince, moi je croyais que pour créer une dynamique commune il fallait commencer par discuter, mais bon, passons). Donc c’est parti. Première partie, première diapo où l’on apprend que cette opération va commencer par une étude, que dans notre village il y a cent associations pour mille habitants, que ça fait une asso pour dix personnes, que ça c’est carrément extraordinaire (là, on se sent un peu fiers et c’est vrai, il a raison de le souligner, ici on est hyper dynamique et surtout motivé pour faire plein de choses, la preuve en est qu’on est nombreux à cette réunion) et c’est si extraordinaire qu’il va falloir accompagner toute cette vitalité (merde, on est peut-être trop dynamique en fait). Et puisque les subventions sont en chute libre (ah oui, ça, on a remarqué), il faut compenser en créant de nouveaux espaces pour gérer-définir-assurer un cadre valable-pérenne et garder le cap de ce qu’on se sera fixé (là, je me demande de quel cap il parle, ça commence à devenir flou bien que la diapo, elle, soit très très nette avec des carrés, des listes de mots et des flèches) et que c’est pour ça qu’il est là (ouf il vient nous sauver en fait) parce que lui (enfin le cabinet) va nous donner des outils de gestion et de coordination (je n’ai toujours pas compris ce qu’il faut coordonner et gérer, mais je suis confiante, je vais bien finir par comprendre) et tout ça, ça sera une co-construction avec un comité de pilotage qui va piloter-assurer-gérer l’ensemble des mesures nécessaires pour créer un nouvel écosystème local (ah oui écosystème, j’ai déjà entendu ce terme quelque part, je sais plus où…) parce que (et là, je vais en apprendre des choses sur mon village) vous, (nous quoi, les habitants), vous êtes confronté à des problématiques de dates de co-financements des lieux et des envies qui se perdent dans une planification très dense (bon là, en fait, je comprends que dalle). Donc c’est pour ça, que le cabinet (et là, je commence à me demander combien ça coûte cette expertise) va d’abord récolter des informations sur le territoire (oui ça d’accord, c’est la base, commencer par s’intéresser à la base donc) en interrogeant quinze personnes (quinze personnes ça fait pas beaucoup et et je me demande comment elles sont choisies mais faut pas poser de question, donc chut, je me tais, on se tait, on écoute) et ensuite, on sera invité (on=les quinze personnes si j’ai bien compris) à des temps de réflexion partagés pour arriver, avec les partenaires et les collaborateurs, à des actions collectives d’émergence, de tiers-lieux par exemple (ah ouf, il donne un exemple, je commençais à perdre pied, (tiers-lieux, c’est clair, c’est pour éviter de devenir un quart monde, c’est ça). Et là, il dit On sait pas où on va, c’est pas simple, mais c’est pas compliqué non plus, c’est juste complexe (waou). Donc y aura une instance de gouvernance et donc (il précise) ça sera des élus, des techniciens communaux qui sont comme le bras armé de la collectivité (merde je savais qu’y avait des chasseurs dans le coin, je pensais pas que les employés communaux étaient armés eux aussi) et des représentants susceptibles d’être associés (et ça c’est qui? Ben c’est mystère, suspens…). Donc cette instance de gouvernance va procéder à des arbitrages (avec des maillots noirs donc ?) et c’est pour ça qu’on va le créer rapidement, en quinze jours, hop pour que ça commence à la fin du mois (boum, ben là, on est époustouflés, parce qu’en plus, la fin du mois, c’est dans à peine dix jours). Donc, étape 1, diagnostic, on l’a vu, donc hop, on passe à l’étape 2, opportunité (quelqu’un installe des chips en fond de salle et sort le jus de carotte-citron (mmm mon préféré)), donc ça, c’est les modalités concrètes parce que là, vient le moment de faire des scénarii (ah ben voilà, des scénarii ça j’aime bien, ça me parle), par exemple, on dit ça et ça et ça avec untel et untel et untel et on travaille comme ça, ensemble (ho ba oui, là tout devient plus limpide…) Ça a pour but de fédérer le plus grand nombre et ça c’est important pour pouvoir faire une carte aux équipements pour préciser le futur et lancer des ateliers de réflexions (à nouveau je nage). Donc on (le cabinet évidemment) n’est pas là pour nous dire ce qu’il faut faire (ah bon? C’est pas ce qu’il est en train de faire ? merde je comprends plus rien), c’est les gens qui vont le dire, c’est vous (nous, ah ok, mais à quel moment puisque le comité de pilotage c’est la mairie? (arrête de te poser des questions, on a dit pas de question)) et là, hop, on passe (diapo suivante) aux prochaines étapes. Parce que là le cabinet peut proposer un scenari (on dit un scénario normalement, comme on dit un tempo des tempii, mais bon c’est pas grave) donc un scénari de schéma fonctionnel pour l’animation du village. Donc moi, (le mec au micro), j’aimerais bien qu’on fasse trois scénarii (oui, moi aussi je préfère le chiffre trois au chiffre deux) et ensuite c’est le comité de pilotage qui choisit et c’est pas facile de faire un choix, mais c’est ça le jeu (ah c’est donc un jeu en fait; un jeu de rôle donc avec des scénarii et des pilotes de chasse. Ok). Donc hop, on a notre plan avec le mode de gouvernance et tac, on passe à la phase suivante (et à la diapo qui suit). Mais là (il précise) on a été clairs avec la mairie, donc on peut s’arrêter là (tout est prêt, les personnages, le scénario mais non, on lance pas les dés, on commence pas la partie), sauf si la mairie insiste (et qu’elle repasse par la case départ et se débarasse de quelques centaines d’euros supplémentaires je suppose) alors dans ce cas-là on continue pour que tout ça se réalise-détaille-précise. Et c’est parti pour un nouveau schéma de cadrage avec les moyens techniques-associés-humains-financiers et surtout les modalités de gouvernance (ça fait déjà quinze fois qu’il dit le mot gouvernance, je sais plus s’il parle des pilotes ou des passagers) et peu importe que la ville décide de ce qu’on fait (ah, en fait, c’est la ville qui décide) parce que les choses ne sont pas figées, c’est pas le troisième testament (mince, qu’est-ce qu’il vient foutre là le testament, y a plus de séparation entre l’état et l’église ?) , donc il y aura beaucoup d’écart entre ce qui aura été décidé et ce qui va se passer, mais ce qui est fondamental, c’est pas l’objectif, c’est le comment, le comment on va le faire (ok là, j’ai compris, c’est pas le but qui compte, c’est le chemin). La ville a fait le choix d’ouvrir l’animation socio-culturelle donc vous devez jouer le jeu (ah on est obligés, on peut pas refuser de jouer et retourner à la plantation de poèmes ou de patates) parce que c’est pas facile de jouer (pour moi c’est surtout perdre qui est insupportable, mais à force, je commence à m’habituer) alors que c’est facile de regretter et d’être indépendant (je comprends pas le rapport) mais pour régler ça et ben ensuite, hop (nouvelle diapo) on fait un séminaire le samedi, parce que c’est le jour où tout le monde est dispo (là d’un coup je me sens rassurée, le mec a déjà une perception précise de nos emplois du temps) et que ça (la méthode, je suppose) c’est un peu chronophage, mais heureusement le comité de pilotage (et oui le pilote est toujours là) est là pour assurer la colonne vertébrale de tout ça et hop (diapo suivante) on arrive à la fin avec un rapport d’étude et un schéma de développement pour garder le cap (diapo avec des flèches rouges sur fond noir et des mots écrits en blanc). Et grâce à ce vadémécum (tiens un nouveau mot, faudra que je le place dans mon prochain roman) y’aura des préconisations avec un statut juridique pour gérer les budgets, les partenaires et les politiques tarifaires (ah parce qu’on va vendre quelque chose? mince je comprends plus rien). Donc si tout se passe bien, la première phase, c’est de septembre à décembre, la deuxième phase, de janvier à mars, et la troisième, d’avril à juin et hop juin 2023, c’est fini (oh ba oui ça va vite, bien plus vite que de faire un spectacle finalement, et plus vite qu’un roman… C’est enthousiasmant). Mais ça, c’est une vision optimiste (ah mince, j’aurai dû m’en douter) parce que ça va dépendre de vous (de nous, et oui, parce qu’on est au cœur du truc en fait), parce que si untel et untel est pas là, ben ça avance pas (et oui, c’est sûr), donc faut voir ça comme une opportunité, comme quelque chose de pédagogique. Il faut qu’on arrive à passer d’un système égologique (j’ai cru que sa langue avait fourché, mais non, il l’a répété, donc encore un nouveau mot : égologique) à un système écologique et ça, c’est pas facile pour le plus grand nombre (pourtant il a dit qu’il fallait qu’on soit nombreux) mais ça fera des nouveaux usages, donc on (la mairie je suppose) a sélectionné quinze personnes qu’on (le cabinet je pense) va contacter en individuel. Voilà. C’est terminé, on peut aller manger des chips.

Silence épais, grondement sourd (comme des pousses de bambous en pleine ramification). Quelqu’un lève la main, mais le mec au micro dit

« Ah non ! Y a pas de question ! Je l’ai dit au début! C’est pas un débat ni un échange ! Sinon c’est pas la règle du jeu » (ah oui, c’est vrai que c’est un jeu, mince, j’avais déjà oublié)

mais le peuple bruyant insiste, et même si le mec garde son micro près de lui – j’ai dit pas de question et puis d’abord, c’est moi qui ai la plus grosse b… euh voix- ben nous, on s’en fout parce qu’on sait se faire entendre sans micro alors y en a un qui se lève qui dit

Et combien ça va coûter cette merde ?

(il y est allé un peu fort, mais bon, fallait pas l’empêcher de parler pendant trois quart d’heures aussi)

Le mec ne répond pas mais quelqu’un (depuis le gradin) répond

Quinze mille euros (cris aiguës d’indignation) et là le mec du cabinet dit

Non mais écoutez (oui oui, on écoute, on écoute) moi je suis transparent, mais je voulais pas que les choses soient trop diffusées parce que normalement ça coûte le double (ah, en fait il nous fait une promo, peut-être qu’on est un village test, à moins qu’on soit en solde…) et une autre enchaîne et dit

Mais quinze personnes pour faire l’étude de territoire (elle a l’air d’avoir mieux compris que moi), c’est pas assez, il faut commencer plus large !

Et là le mec dit

Mais enfin, on va pas prendre des décisions à cent non plus, sinon on n’arrive à aucun résultat (mince, je croyais que c’était le chemin qui comptait, pas le résultat, j’ai encore dû louper une marche) et un autre qui dit

Mais nous, en fait, on se demande : est-ce qu’on a besoin de vous (là tout le monde applaudit, j’adore) et lui répond

Mais Si! Mais bien sûr que vous avez besoin de moi ! Parce que moi, moi je suis neutre et aussi parce que nul n’est prophète en son pays (je suis sûre que ça à avoir avec le troisième testament, ouf, là j’ai compris)

et soudain un micro surgit et finalement (et heureusement) l’échange, les questions et le débat (qui ne faisaient partie de la règle du jeu) ont commencé. Ça a duré deux heures. Chacun y est allé de son avis, de sa critique, de ses suggestions tant et si bien que le mec, assailli de demandes de précision et de propositions concrètes a conclu en disant

Bon ben d’accord, je vais revoir ma méthode

et le maire a dit Merci à tous d’être venu, on vous tiendra au courant de la suite

et comme je commençais à avoir un peu faim, ben j’ai foncé sur l’apéro, avalé une chips et un verre de jus carotte-citron (mmm mon préféré) et je suis rentrée en me disant que décidément, ce village est délicieusement irrésistible lorsqu’il se soulève, qu’il s’insurge et qu’il déploie, sans pudeur aucune, son irrépressible désir de s’impliquer dans les affaires de la cité en commençant par changer les règles du jeu de société.

Affaire à suivre…

Image : Honoré Daumier

Mots clefs : #ecosytème#égologie#vadémécum#scénarii#diapo#pilote#gouvernance#dynamique#co-construction #troisièmetestament#prophète#débat

22/09/2022 – La filature de Lasalle en Cévennes