Faire fleurir le printemps

C’est un nouveau printemps, fleurissent les jonquilles
parfums de forsythia, de roses et d’églantines
C’est un nouveau printemps, un peuple est dans la rue
qui marche droit et tranquille, réclame de vivre digne.
Pendant qu’à la radio, on s’offusque, on s’attriste
du sort d’une vitrine, d’une poubelle plastique
pendant tout ce temps-là, c’est encore le printemps
fleurissent les révoltes et leur doux grondement.
Du haut de son palais, soudain le roi parait.
« Que faites-vous donc là ?
Vous ne m’avez pas élu ?
Je suis donc votre roi
et je sais mieux que vous
ce qu’il faut décider.
Rentrez dans vos chaumières
stoppez toutes vos grèves
votre petit manège
ne me fera pas plier. »
Il ferme les volets
se repoudre le nez
donne ordre de mater.
Le printemps est vivace, pourtant depuis des mois
les sources sont à sec ; la pluie ne tombe pas
la pluie ne tombe plus que sur la foule tenace
que l’on disperse avec de grands canons à eau.
Mais le cortège têtu ressort de ses placards
ses bottes en caoutchouc, ses grands parapluies noirs
et le voilà qui danse ; sous le déluge, il chante
Quelle aubaine, quelle chance, tous ces bains douches gratis !
C’est le printemps encore, l’état gronde et se fâche,
manifs interdites dans tous les quartiers chics.
Puis il réquisitionne et déploie quinze mille hommes
pour protéger sa tour et tous ses édifices.
Mais la foule tient bon, la foule s’organise
même au milieu d’un champ, elle est plus de trente mille
réclamant que l’on stoppe de servir les lobbyings
qui pompent toute la flotte dans des méga-bassines.
Dans le cœur du printemps, éclatent les bourgeons
éclatent les grenades, les yeux piquent, les gorges brûlent
on tousse, on crache, on pleure, on hurle
fleurissent les lbds dans un champ de pruniers
sous les tirs
deux vies basculent
c’est le vertige
nos larmes coulent
sur l’herbe tendre
de Sainte-Soline
Fanent les myosotis, fanent les lamiers blancs
soudain une grande fatigue, un grand abattement
notre espoir qui vacille, fanent les cardamines
mais pour un temps seulement puisque c’est le printemps
Puisque partout bourgeonnent, bleuets et primevères
nous apprendrons l’esquive, nous deviendrons furtifs
nous retrouverons courage, reprendrons nos hauberts
les grèves, les blocages, les sit-in, les manifs.
Lorsque la bourgeoisie s’exclamera Enfin,
il est tant d’arrêter de brûler les poubelles !
nous leur répondrons Oui, vous avez bien raison
une poubelle en feu cela ne suffit pas
une vitre brisée cela n’est pas assez
c’est un brasier d’espoir qui doit se propager
c’est tout un nouveau monde qu’il faut réinventer
et tant que le bon roi depuis sa tour d’argent
dira « La foule n’a pas de légitimité »
comme les œillets rouges, nous serons toujours là
nous serons des milliers, nous serons des millions
puisque nous sommes joies, élans et colères saines
puisque nous sommes bonheurs, rages tendres et prospères
puisque nous sommes le peuple, le peuple qui se protège
le peuple qui se défend pour que jamais ne cesse
de fleurir les printemps.
texte : Murielle holtz
illustration : Léo Haag
2 avril 2023

QUE LE VENT EFFACE MON CHANT SI JE MENS

Le soleil est entier. Une orange placée au-dessus de l’arène.
Les peaux des visages vont rougir, imperceptiblement d’abord.
Le bras de la cheffe ramasse le souffle de la terre et le lance au ciel. Deux mesures à vide pour prévenir les oliviers et l’azur que dans quelques secondes, un combat, ici, se livrera. Sur un rythme impair, trois temps d’un côté, deux de l’autre. Toute la colline est prévenue. Un geste – tessera, pinte – et l’orchestre s’élance. D’abord les tambours, les bendirs et les saxos ténor. Ils partent à l’assaut de l’asymétrie. Une bascule sans cesse en quête d’égalité et qui, à défaut de la trouver, retombe toujours sur l’autre pied. Un rythme inarrêtable. Un battement infatigable. Puis et les voix s’en mêlent. Elles rejoignent les cuivres et les cordes pour escalader la première rangée de notes. Bientôt elles dévaleront à leur tour sur les courbes des mesures qui défilent.
Un galop de sons caresse les roches calcaire.
Les oliviers frémissent. Le vent se lève. Les passants s’assoient.
« Gallo negro » dit l’océan, « gallo rojo » répond le chant.
Et la bataille commence. L’un est debout et fier. L’autre s’avance, courageux. L’un est mur, l’autre éclaboussure. « Gallo negro » dit l’histoire. « Gollo rojo » dit l’espoir. Et les deux se font face.
Est-ce que la victoire appartient toujours au vainqueur ?
L’un est grand, il attaque en premier. L’autre vaillant se battra jusqu’au bout. Dans l’arène en ruines, au pied des dieux bien trop hautains pour daigner se lever, les deux se jettent dans la poussière et la renverse. La main de la cheffe résiste. L’orchestre aussi. Il avance à pas précis.
L’un est debout, l’autre est à terre, l’un écrase l’autre, l’autre mange poussière. « Gollo negro » dit l’histoire, « Gallo rojo » dit l’espoir. La main retient la course effrénée des musiciens. Il faut garder le rythme, ne pas s’emballer, retenir, retenir les chevaux, ne laisser aucune chance aux croyances antiques de gâcher la musique. Les paroles du chant racontent tout du combat. « Si le premier gagne, le jour s’éteindra. Si le second s’en sort, d’autres chanteront encore. » Entre silence et pulsation, entre galop et suspension, entre roches anciennes et béton frais, le soleil les regarde tous. Les peaux rougissent. Une goutte de sueur s’écrase en plein cœur de Filopappou. Il faut changer de rythme. La main de la cheffe aimante tous les regards.
Ena, dio, treya, tessera, pinte,
montée diatonique,
tous à l’unisson,
do ré ré# mi
et l’on passe en six/huit.
Le balancier soudain devient régulier et ce qui est fascinant à cet instant-là, c’est que l’égalité du rythme, après tant de secousses, semble totalement décalé. Le balancement pourtant cette fois est parfaitement droit, mais la trace qu’a laissé l’impair, juste derrière, le rend terriblement plein. Délicieusement plein.
Les dieux se sont levés Que se passe-t-il, disent-ils. La mer répond À votre avis, vous n’en avez vous vraiment aucune idée ? Pourtant ils le savent bien qu’ils n’y pourront jamais rien, les dieux, d’empêcher les humains de chanter leur soif de liberté. Les paroles se font plus précises. « Jamais gallo rojo ne se rendra à moins d’être mort. »
Les voix, les bouzoukis, les cuivres et les peaux dévalisent la brise.
Il n’y a plus un seul coin de silence sur toute la colline. Plus un seul lieu perdu et isolé. Tout est relié. Par le son. Tout ne fait qu’un. Et la seule issue possible est celle d’y succomber. À cette terrible beauté. Dans l’arène en ruine les musiciens entament l’épode. La main de la cheffe relâche les rennes. Les voix arrachent une note éperdue d’espoir, à bout de souffle. Tous les yeux sont plaqués sur la main. Toutes les mains chantent elles aussi. Crescendo pour finir. Il n’y qu’un crescendo pour finir ce combat. « Que le vent efface mon chant si je mens. » Une longue note tenue. Un ré puissant. Qui dure toute une vie.
Les dieux sont à genoux. Les passants sont debout. L’acropole s’écroule. Le silence s’est tu. Il a disparu, est allé se planqué bien loin, bien loin dans la cité. Pour un temps seulement, on le sait bien. Pourtant, puisque le chant a percer la colline, puisqu’un orchestre est né dans les ruines de Philopappou, alors tout est à nouveau possible, n’est-ce pas…
Que le vent efface mon chant si je mens.
Chronique athénienne

50 RUE KRIMIDIOU

Il marchait dans la rue. Une des rues qui mène vers Omnia. Laquelle exactement, je ne sais pas. Peut être une rue avec des mûriers, des yukas ou un tapis d’oranges amères. Il devenait Elle, parfois, la nuit. Ses cils s’allongeaient, ses reins se cambraient. Il enfilait un corset, une perruque pour devenir Elle. Ce jour-là, il marchait dans la rue. Il n’était pas Elle. Il était Il. Il marchait dans la rue de la bijouterie. Depuis plusieurs années, les bijouteries d’Athènes sont devenues des endroits incontournables. On vient y vendre la bague de la grand-mère, le collier de la tante, tout ce qui a un peu de valeur atterrit chez le bijoutier. Le bijoutier transforme l’or en billet de banques, en monnaie et l’on repart avec l’espoir de pouvoir acheter des légumes pour tenir la semaine, peut-être même du beurre, des olives, du pain, de la fêta. Il marchait dans la rue. Sans son chien. Parfois il promenait son chien, mais là, non. Il marchait dans la rue. Seul. Il est arrivé devant la bijouterie. Il est entré dans la bijouterie. Ce qui s’est passé à ce moment-là, on ne le sait pas vraiment. Ceux qui le savent ont préféré cacher la vérité, plutôt que de la dévoiler. Il est entré dans la bijouterie, cela est sûr qu’il est entré. Il s’appelait Zakie’O. Il marchait dans la rue, il est entré. Ensuite, on ne sait pas ce qui s’est passé puisque les caméras ont disparu. Pourtant il y a toujours des caméras dans une bijouterie. Il y a toujours un œil enregistreur qui filme tout. Surtout dans une bijouterie. Mais là, selon les bijoutiers il n’y avait pas de caméras. Plus tard, il ne marchait pas dans la rue il était enfermé dans la bijouterie. Certains ont filmés. Sur les images on le voit prendre un extincteur et tenté de péter la porte en verre de l’entrée. Il prend l’extincteur, et lui donne de l’élan en le tenant avec ses mains, jambes écartées. Il donne de l’élan dans un sens, l’extincteur passe sous ses jambes et vient cogner la vitre de la bijouterie. Mais la vitre ne cède pas. On ne sait pas pourquoi il est enfermé dans la bijouterie. Il manque des images. Il manque des témoignages. Mais ensuite on sait qu’il casse une vitre, une autre, moins épaisse sûrement, une vitre sur le côté, au ras du sol. Il essaye de sortir par cet endroit. Deux personnes sont là, en face de lui. Elles lui donne des coups de pieds. Des violents coups de pieds. Quand il arrive à s’extraire complètement de la bijouterie, ils le frappent, encore, violemment. Il se fait lyncher en plein jour. Une femme intervient, pour tenter de calmer les coups. Ça marche. Un temps. On prévient la police. On les attend. L’homme est allongé sur le sol, blessé. Il ne bouge pas beaucoup. Les policiers arrivent. Il frappe l’homme, coups de matraques, coups de pieds. L’homme se relève, titube à cause des multiples blessures et tente de s’enfuir. Ailleurs. Trouver un ailleurs. Il tente d’échapper comme il peut. L’homme tente de fuir, il marche mal, il rentre dans une table de la terrasse en face. Il s’effondre sur la table puis sur les chaises puis sur le sol. À nouveau sur le sol. Les policiers reviennent et continuent de le frapper. Il est inerte sur le sol. Il ne bouge plus. Les policiers le menotte et l’embarque. La vidéo s’arrête. Les policiers n’ont pas empêché l’accès au lieu. La boutique reste ouverte. Les bijoutiers nettoient les traces. Quand ils le déposent à l’hôpital, l’homme est mort.
Plus tard, la vidéo fait le tour du monde. La communauté LGBTQ s’indigne. La communauté anar aussi. Ce n’est pas la première fois que les violences policières aboutissent à un meurtre. La famille porte plainte. On ouvre un dossier. Les policiers sont suspendus dans leurs droits d’exercer. Mais ne sont pas accusés. La défense demande leur inculpation pour non-assistance à personne en danger et homicide involontaire. Le procureur refuse de mettre la vidéo au dossier. Les policiers et les bijoutiers disent que l’homme était défoncé, un toxico en manque disent-ils. Les analyses prouveront rapidement le contraire. Au bout de quatre mois, le procureur ajoute la vidéo au dossier. Il n’y aura aucune témoignages. Le procès est reporté à cause du « contexte sanitaire ». C’était à l’automne 2018.
Aujourd’hui. Le soleil vient juste de se coucher. Les lampadaires apaisent la pénombre. Il fait si doux. Une cinquantaine de chanteuses de la Chorale d’Exarchia est là, au 50 rue Krimidiou. Il y a aussi deux accordéonistes et une percussionniste. Toutes rassemblées d’un côté de la route. De l’autre, la famille, les amis de Zaki’O, l’avocate et toutes les personnes en soutien. Entre les deux groupes, les voitures passent. Le chant sort des poitrines et des gorges, se faufile entre les roues et sur les toits des bagnoles. Les accordéons s’y mêlent. Plusieurs morceaux. Quatre exactement. Le dernier est un chant d’origine mexicaine zapatiste qui dénonce les féminicides. Un chant magnifique fait de frissons, de colère, de rage et d’espoirs. Un des plus beaux chants que j’ai entendu ces derniers mois dans les milieux militants. Les paroles ont été réécrites en grec et spécialement adapté au procès de Zakie’o. Le chant, le béton et la nuit déploient tout leur amour face à la mort. Là, au 50 rue Krimidiou.
[1er avril 2022 – Athènes]
CHRONIQUE ATHÉNIENNE #1