Le soleil est entier. Une orange placée au-dessus de l’arène.
Les peaux des visages vont rougir, imperceptiblement d’abord.
Le bras de la cheffe ramasse le souffle de la terre et le lance au ciel. Deux mesures à vide pour prévenir les oliviers et l’azur que dans quelques secondes, un combat, ici, se livrera. Sur un rythme impair, trois temps d’un côté, deux de l’autre. Toute la colline est prévenue. Un geste – tessera, pinte – et l’orchestre s’élance. D’abord les tambours, les bendirs et les saxos ténor. Ils partent à l’assaut de l’asymétrie. Une bascule sans cesse en quête d’égalité et qui, à défaut de la trouver, retombe toujours sur l’autre pied. Un rythme inarrêtable. Un battement infatigable. Puis et les voix s’en mêlent. Elles rejoignent les cuivres et les cordes pour escalader la première rangée de notes. Bientôt elles dévaleront à leur tour sur les courbes des mesures qui défilent.
Un galop de sons caresse les roches calcaire.
Les oliviers frémissent. Le vent se lève. Les passants s’assoient.
« Gallo negro » dit l’océan, « gallo rojo » répond le chant.
Et la bataille commence. L’un est debout et fier. L’autre s’avance, courageux. L’un est mur, l’autre éclaboussure. « Gallo negro » dit l’histoire. « Gollo rojo » dit l’espoir. Et les deux se font face.
Est-ce que la victoire appartient toujours au vainqueur ?
L’un est grand, il attaque en premier. L’autre vaillant se battra jusqu’au bout. Dans l’arène en ruines, au pied des dieux bien trop hautains pour daigner se lever, les deux se jettent dans la poussière et la renverse. La main de la cheffe résiste. L’orchestre aussi. Il avance à pas précis.
L’un est debout, l’autre est à terre, l’un écrase l’autre, l’autre mange poussière. « Gollo negro » dit l’histoire, « Gallo rojo » dit l’espoir. La main retient la course effrénée des musiciens. Il faut garder le rythme, ne pas s’emballer, retenir, retenir les chevaux, ne laisser aucune chance aux croyances antiques de gâcher la musique. Les paroles du chant racontent tout du combat. « Si le premier gagne, le jour s’éteindra. Si le second s’en sort, d’autres chanteront encore. » Entre silence et pulsation, entre galop et suspension, entre roches anciennes et béton frais, le soleil les regarde tous. Les peaux rougissent. Une goutte de sueur s’écrase en plein cœur de Filopappou. Il faut changer de rythme. La main de la cheffe aimante tous les regards.
Ena, dio, treya, tessera, pinte,
montée diatonique,
tous à l’unisson,
do ré ré# mi
et l’on passe en six/huit.
Le balancier soudain devient régulier et ce qui est fascinant à cet instant-là, c’est que l’égalité du rythme, après tant de secousses, semble totalement décalé. Le balancement pourtant cette fois est parfaitement droit, mais la trace qu’a laissé l’impair, juste derrière, le rend terriblement plein. Délicieusement plein.
Les dieux se sont levés Que se passe-t-il, disent-ils. La mer répond À votre avis, vous n’en avez vous vraiment aucune idée ? Pourtant ils le savent bien qu’ils n’y pourront jamais rien, les dieux, d’empêcher les humains de chanter leur soif de liberté. Les paroles se font plus précises. « Jamais gallo rojo ne se rendra à moins d’être mort. »
Les voix, les bouzoukis, les cuivres et les peaux dévalisent la brise.
Il n’y a plus un seul coin de silence sur toute la colline. Plus un seul lieu perdu et isolé. Tout est relié. Par le son. Tout ne fait qu’un. Et la seule issue possible est celle d’y succomber. À cette terrible beauté. Dans l’arène en ruine les musiciens entament l’épode. La main de la cheffe relâche les rennes. Les voix arrachent une note éperdue d’espoir, à bout de souffle. Tous les yeux sont plaqués sur la main. Toutes les mains chantent elles aussi. Crescendo pour finir. Il n’y qu’un crescendo pour finir ce combat. « Que le vent efface mon chant si je mens. » Une longue note tenue. Un ré puissant. Qui dure toute une vie.
Les dieux sont à genoux. Les passants sont debout. L’acropole s’écroule. Le silence s’est tu. Il a disparu, est allé se planqué bien loin, bien loin dans la cité. Pour un temps seulement, on le sait bien. Pourtant, puisque le chant a percer la colline, puisqu’un orchestre est né dans les ruines de Philopappou, alors tout est à nouveau possible, n’est-ce pas…
Que le vent efface mon chant si je mens.
Chronique athénienne