IL Y A DES LIVRES QUI S’ÉCRIVENT VITE ET D’AUTRES QUI PRENNENT TOUT LEUR TEMPS…
Il y a des livres qui s’écrivent vite, qui s’arrachent au présent, qui s’amourachent de l’actualité et du jargon d’aujourd’hui. C’était le cas lorsque j’ai écrit « Le Pado, carnet de bord», un livre urgent, un livre témoignage sur les bouées sauvetages plantées à la gueule des frontières. C’était aussi le cas pour « Festin pour un fou », écrit au cœur du confinement pour bien confire les fruits amers des deuils solitaires et les transformer en douceurs solaires fondant sous le palais.
Il y a des livres qui s’écrivent comme cela. Dans l’urgence.
Et puis il y a d’autres livres qui prennent tout leur temps. Comme celui-ci, celui qui paraîtra, bientôt, tout bientôt. Ce livre-là a pris son temps. Et quand je dis ça, je n’exagère pas. Regarde. Ce livre-là a commencé de s’écrire en… 1939. Oui, c’est vrai. Je ne mens pas. Alors, bien sûr, ce n’est pas moi qui ai commencé cette histoire-là. Ce n’est pas moi, ni ma mère, ni mon père. Mais ce sont mes grands-parents maternels qui l’ont commencé cette histoire. En 1939. Sous forme de lettres. Une correspondance régulière, règlementée, millimétrée qui traversait les frontières à bord de containers. Des lettres par centaines pour dilapider la distance et cracher l’espoir au milieu du grand noir. Puis les lettres sont restées cachées. Combien de temps ?
— Combien de temps, maman ?
— Eh bien… Soixante-dix ans. Nous, les enfants, nous savions qu’elles étaient là ces lettres, en haut de l’escalier, derrière la porte qui donnait sur un grenier sombre. Je n’aimais pas cet endroit. Il y avait une odeur lourde et des choses étranges : une housse bleue contenant des vêtements anciens, trois valises écornées, un masque à gaz aux orbites énormes et au nez protubérant et, juste à côté, cette petite boîte en carton recouverte de poussière avec, à l’intérieur, serrées les unes contre les autres, des dizaines de lettres alignées. On l’appelait « le trésor de guerre de nos parents » et nous n’y touchions pas. C’est seulement après la disparition de mes parents que j’ai osé soulever les rabats élimés et plonger dans le passé. Quand j’ai ouvert ce carton, ce fut une inondation. Planquée derrière le grammage des repas, la quantité de patates à éplucher, le son des sirènes et l’exactitude du son de la cloche, une vague de mots d’amour s’est déversée dans la pièce, dans la maison, dans le jardin. Le temps est devenu passé. Plus rien n’a existé d’autre que la parole de mes parents qui se rallumait à chaque nouvelle lettre. Je crois qu’il s’est passé plusieurs jours avant que je referme le carton. Plus tard, je les ai montrées à ta sœur. Elle n’osait pas les lire.
— Mais tu es sûre qu’on peut les ouvrir ? Je ne sais pas si on a le droit d’entrer comme ça dans leur intimité.
— Ils sont morts maintenant.
— Oui, mais quand même.
— S’ils n’avaient pas voulu qu’on les lise, ils les auraient détruites non ?
— Oui peut-être…
Puis elle a commencé à inspecter les lettres.
— Elles sont toutes en désordre, il faudrait les trier.
— Oui, mais il manque beaucoup de dates.
— Regarde, là, sur les timbres, il y a toutes les dates et les lieux d’envoi.
— Ah oui ! Attends, je vais chercher la loupe. Tiens.
— Alors regarde celle-ci, elle date de…
Et les voilà comme deux chercheuses menant l’enquête, examinant à la loupe les tampons postaux partiellement effacés pour reconstituer la chronologie du courrier et le parcours de l’aïeul prisonnier.
Plus tard, elles m’ont dit :
— Dans la chambre, sur le lit, il y a un carton, ce sont les lettres de tes grands-parents. Va voir.
Et l’inondation à mon tour m’a envahie.
Je suis née un jour d’hiver sans neige. Ce même jour, mon grand-père est décédé subitement. Je n’ai donc connu de lui que ce que les autres me racontaient. Jusqu’à ce jour d’inondation, où, pour la première fois, à travers ces milliards de mots, j’entendais sa voix.
Quand j’ai refermé le carton, une nouvelle racine avait poussé dans mon ventre. J’étais plus solide. Plus souple aussi.
J’ai appelé mon fils :
— Regarde, fiston, c’est l’écriture de ton arrière-grand-père, pendant la guerre.
— Mais on voit que dalle, c’est écrit tout petit, et puis ça veut dire quoi toutes ces abréviations ? Il faudrait les taper à l’ordi non ?
— À l’ordi, ah oui, tu crois ?
— Bah ouais, là moi j’comprends rien, j’arrive pas à déchiffrer.
Alors on s’y est attelé. À trois femmes. Tout retranscrire sur l’ordi. Combien de temps ça a pris ? Plusieurs mois. Quand l’une dictait, l’autre transcrivait et la troisième corrigeait. Quand l’une corrigeait, l’autre dictait et la dernière transcrivait.
Au bout d’un an, nous avions une version dactylographiée de tout le courrier. Nous en avons imprimé un exemplaire en format A5 relié à l’arracher avec une spirale en plastique noir. Puis nous l’avons montré à mon oncle.
— Ah, mais c’est intéressant ça, il faut absolument en imprimer suffisamment pour que chaque membre de la famille en ait un.
Au noël suivant, nous trouvions tous au pied du sapin, un exemplaire relié broché de cette correspondance de guerre.
Ce livre-là, je l’ai posé au milieu de ma bibliothèque.
Et le temps, à nouveau, a passé.
Il est fou ce temps qui, parfois, prends le temps de faire mûrir les choses bien lentement, bien lentement.
Une nuit d’épisode cévenol, planquée dans la tour d’un château décrépi, j’ai rouvert le livre. Et j’ai replongé. Dans les détails de la vie de prisonnier de mon grand-père, relu les horaires de levers, les corvées, l’inquiétude, la foi, les barbelés et toujours les mots d’amour innombrables adressés à son épouse. Et puis je cherchais. Les lettres de ma grand-mère. Les réponses. Il n’y en avait que deux. Seulement deux lettres avaient pu traverser les frontières et revenir au foyer. Je ne connaissais rien de la vie de ma grand-mère durant toute cette période. Alors j’ai fouillé les archives de Saint-Étienne, commencé à me documenter. Sur la vie des femmes pendant la seconde guerre. Sur les tickets de rationnement. Puis sur ce jour terrible de mai 1944. Et à mon tour, je me suis mise à écrire. À me documenter et à écrire. Durant des semaines, je n’ai plus cessé d’écrire. Cinq heures minimum par jour, suivies d’un footing en forêt et d’un verre de vin rouge. Pendant des mois, j’ai écrit.
Le 24 février 2022, j’ai mis un point final, imprimé des manuscrits, l’ai envoyé à deux amis pour avis et corrections et ai allumé la radio. Les premières bombes tombaient sur le sol ukrainien. J’ai triplé la distance du footing et la dose de vin rouge, et ai fermé l’ordi. Puis le temps a passé.
Un jour d’été, j’ai imprimé quinze exemplaires de ce roman, les ai ficelés dans de grandes enveloppes kraft et envoyés le tout par la poste à une quinzaine de maison d’éditions. Autant par mail. La réponse ne se fit pas attendre. Une semaine plus tard, je recevais ce message vocal :
— Oui, bonjour, ici Clarisse Enaudeau de la maison d’édition des Presses de la Cité. J’ai lu votre roman et alors oui, vraiment, c’est très émouvant et le style est tout à fait intéressant, et… (je ne me souviens plus de ce qu’elle a dit parce qu’à ces premiers mots des larmes se sont mises à couler), bref, tout ça pour vous dire que nous serions très intéressés pour le publier. Donc, rappelez-moi rapidement, voici mon numéro personnel. À bientôt.
Le soir même, je donnais un concert dans un village perché en haut d’un causse cévenol. J’ai attendu d’avoir fini le concert et de redescendre dans la vallée le lendemain pour rappeler.
— Oui, Clarisse euh, c’est Murielle, euh, vous m’avez appelé hier, euh, c’est par rapport à mon livre…
— Ah, Murielle Holtz, bon, écoutez, je dois partir en vacances bientôt, mais vraiment je tenais à vous parler avant, parce qu’alors ce roman, bon à part deux ou trois passages qu’il faudra peut-être retravailler, le reste vraiment, et puis alors le moment où ça bascule et puis cette femme et bon, il faut absolument que vous postuliez pour le prix Jean Anglade, vous connaissez ? Non ? Bon, je vous explique…
Et le temps a passé.
Et le roman fut sélectionné.
Pour le prix Jean Anglade.
Il arriva en final.
Puis le prix fut raté.
— À une voix près, je suis désolée Murielle, vraiment, mais ne vous inquiétez pas, on publiera quand même votre roman, mais pas cette année, seulement courant 2024.
La défaite fut fêtée.
Le contrat signé.
La date de sortie fixée.
Des passages retravaillés.
Les virgules inspectées.
Les occurrences aussi.
La première de couverture est arrivée un jour de pluie.
La quatrième un soir de canicule.
Et les épreuves en plein après-midi.
Le bon à tirer est en cours d’impression.
Car bientôt, oui, bientôt le voilà,
ce roman-là,
celui qui a traversé les siècles,
sorti d’une cité minière et de mes tripes familières,
bientôt le voilà,
qui paraitra le 6 octobre 2024
aux éditions les Presses de la Cité
et qu’enfin,
je vais pouvoir vous présenter.